3. La présence missionnaire des Jésuites en Nouvelle-France au 17e siècle
À n’en pas douter, les Jésuites sont certainement les missionnaires les plus zélés et les plus efficaces ayant œuvré parmi les populations amérindiennes de la Nouvelle-France. Fondé en 1534 par Ignace de Loyola, la Compagnie de Jésus se veut une communauté religieuse désireuse d’imposer le christianisme à travers le monde entier. D’ailleurs, les Jésuites espèrent ouvertement «capturer le plus grand nombre d’infidèles dans les ‘‘filets de l’Évangile’’
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.» Se qualifiant eux-mêmes de «soldats du Christ», leurs carrières apostoliques s’apparentent étrangement à un combat militaire. Avec une ardeur similaire à celle des soldats du roi qui se battent pour la France, les Jésuites s’engagent ni plus ni moins dans une «guerre sainte» visant à contrecarrer le plus grand des ennemis : Satan. C’est ce combat qui les mène d’ailleurs, au fil des ans, dans tous les coins et recoins de chacun des continents :
«[C]es hommes qui ont rempli, dans les forêts du nouveau monde, une tâche noble et sainte, en soutenant la lutte de l’esprit contre la matière, de la civilisation contre la barbarie ! […] Dans leur héroïsme religieux, les Jésuites allèrent jusqu’aux extrémités du monde pour soumettre les infidèles à la foi, non pas, comme les Croisés, par le fer et la flamme, mais comme le Christ et ses apôtres, par une éloquence persuasive, versée à flots au milieu des multitudes étonnées. Ils firent briller la croix depuis les rives du Japon jusqu’aux points les plus reculés de l’Amérique, depuis les glaces de l’Islande jusqu’aux îles de l’Océanie. […] C’est ce dévouement héroïque et humble tout à la fois qui a étonné le philosophe et conquis l’admiration des protestants. C’est cette belle admiration qui a inspiré sur le Canada de si belles pages à Bancroft, l’habile historien des colonies anglaise [66] .» Les missionnaires, ces agents personnels de Dieu Véritables apôtres des «temps nouveaux», les missionnaires (qu’ils soient jésuites ou autres) considèrent œuvrer dans la tradition des apôtres de l’Église primitive. Celle-ci leur sert de modèle et leur dicte en quelque sorte leur état d’esprit ainsi que leurs stratégies. S’inscrivent dans cette lignée leur désir du martyre
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ainsi que leur souci de vivre « à l’apostolique». De plus, au même titre que les missionnaires des Écritures, les missionnaires du 17e siècle se sentent appelés à interagir dans une atmosphère miraculeuse. D’ailleurs, tout comme leurs aïeux, ils possèdent le don des langues ainsi que de la guérison, et peuvent également accomplir des prodiges. Soi-disant mandatés par le Tout-Puissant, les missionnaires jésuites se décrivent généralement eux-mêmes comme des agents personnels de Dieu. Ces «soldats du Christ» se disent d’ailleurs appelés à accomplir de grandes choses, même des miracles, puisqu’ils sont «des ouvriers formidables à l’enfer»
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. Ainsi donc, où qu’ils soient postés à travers le monde, les Jésuites, tout comme les missionnaires des autres ordres religieux, partagent des idéaux apostoliques communs. À preuve, ils entretiennent les mêmes idées de la mission, adoptent la même attitude à l’égard des populations à convertir, font usage de méthodes de persuasion similaires et espèrent tous le même genre de résultats. Ceci dit, si nous tentons de replacer l’entreprise missionnaire jésuite dans un contexte plus large, nous sommes en mesure de constater que leurs attitudes et leurs actions s’inscrivent dans une mouvance bien populaire, à savoir le passage vers la modernité. Comme le mentionne Dominique Deslandres : « […] les jésuites français du XVIIe siècle f[ont] partie d’un gigantesque mouvement de réforme et de transformation des esprits occidentaux, qui v[eut] réaliser une Utopie sacrée, à la fois dans l’ancien et le nouveau monde. Comme les autres missionnaires [notamment les Capucins], les jésuites particip[ent] en effet à la formulation de solutions nouvelles pour s’adapter aux changements de leur époque. Ils d[oivent] composer avec un monde qui leur sembl[e] devoir s’effriter ; un sentiment attesté par les courants eschatologiques qui parcour[ent] alors le monde chrétien [69] .» Ainsi, ces «soldats du Christ» suivent le courant populaire en vigueur à l’époque, soit un courant de reconstruction du monde chrétien. D’ailleurs, le concept de la fin du monde s’enracine à un point tel dans les mentalités occidentales du moment que les Jésuites ressentent l’urgence de la mission. En tant qu’«élus de Dieu», n’ont-ils pas l’obligation de ne pas faillir à leur mission ? Le salut de leurs âmes passant par le salut des âmes converties, le zèle des missionnaires jésuites, replacé dans son contexte, ne suscite plus le même étonnement. Or, cette pression liée aux contraintes de temps explique certainement, en partie du moins, le caractère autoritaire et les méthodes empreintes de manipulation psychologique employées lors des conversions.
Pour sûr, les Jésuites disposent d’un réseau solide et bien organisé partout dans le monde. Mais aussi structurée que puisse être cette entreprise missionnaire chez les «Infidèles», aussi démesurées en sont les proportions qu’elle prend sur le terrain. Évidemment, le mandat des religieux est clair : ils ont pour mission de récolter le plus «d’âmes» possible, et ce, peu importe le lieu où ils sont envoyés. Menaçante à tout moment et en tout lieu, la souveraineté satanique amène le missionnaire partout où la terre est habitable. N’oublions pas que dans la vision missionnaire, même s’ils ont différentes apparences, la nature des peuples à convertir est la même. Ainsi, la conception de la mission peut aisément se résumer en ces termes «[s]i la rédemption personnelle peut être gagnée par la rédemption du reste du monde, il importe peu où se trouve le missionnaire, aussi longtemps que la ‘‘moisson des âmes’’ est abondante
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.» Or, même s’il semble, en apparence, régner une indifférence de la part des missionnaires quant au lieu où ils sont postés, ces «soldats du Christ» rêvent généralement de participer à une expédition lointaine. D’ailleurs, nombre de missionnaires n’hésitent pas à spécifier la destination à laquelle ils désirent œuvrer lorsqu’ils complètent leurs demandes de mission. Ces destinations à l’étranger sont aussi variées que la Grèce, le Pérou, les Indes ou encore le Canada
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. Ceci dit, qu’est-ce qui motive nombre d’aspirants missionnaires à se proposer pour le Canada au 17e siècle? Quelles sont les attentes de ces Jésuites ? À n’en pas douter, l’instrument qui permet de rehausser la cote de popularité du Canada auprès des candidats est certainement la diffusion, en France, des Relations des Jésuites. Parues dès 1633, ces dernières suscitent une vive curiosité à travers les provinces de France. D’ailleurs, son contenu inspire fortement les sermons des curés, tant des villes que des villages français. Par ricochet, les récits qu’elles contiennent, de même que les thèmes ainsi que les exemples idéalisés qui sont présentés, captent tout autant l’imaginaire des religieux désireux de laisser leur marque. Pourtant, ces missionnaires en devenir ne semblent pas nécessairement bien connaître ce Canada dont l’image de «terre presque éternellement vierge de christianisation
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» fait de Québec une destination aussi exotique aux yeux des aspirants missionnaires que le sont Constantinople ou Pékin. Cette méconnaissance de la Nouvelle-France, de même que des travaux apostoliques qui s’y effectuent, nous amène à croire que c’est davantage l’attrait lié à l’éloignement et au dépaysement qui font rêver les Jésuites du Canada, au même titre qu’ils rêvent de l’Asie ou du Moyen-Orient.
D’une part, nous devons admettre que la conversion des «sauvages» habitant une terre peu exploitée est en soi un incitatif alléchant. Mais la possibilité du martyre, et surtout la rapidité à laquelle le missionnaire y a accès, rendent le Canada encore plus attrayant pour les futurs missionnaires en quête de mystique. Car, inévitablement, si la conquête des âmes constitue la mission des Jésuites, se sacrifier et mourir pour cette même cause leur ouvre la voie à leur propre sanctification. Et cette même sainteté du missionnaire, quant à elle, se confirme d’autant plus lorsque les miracles qu’il réalise de son vivant se poursuivent après sa mort. Évidemment, force est d’admettre que la narration d’événements appuyés de «preuves» vient renforcer cette image de sainteté du défunt dans sa communauté. Parallèlement, tout aussi importantes sont les visions que le missionnaire a de son vivant. Ces visions, souvent très précises, se rapportent essentiellement au déroulement de sa mission, mais peuvent également donner au missionnaire le scénario de sa mort.
Il importe donc aux supérieurs de la Compagnie de tamiser cet engouement pour les missions lointaines. Et leurs arguments dissuasifs tiennent essentiellement du fait que la France comporte, à elle seule, un impressionnant lot de «peuples abandonnés», de «peuples ignorants». Le potentiel de missions fécondes en sol français apparaît donc non négligeable aux yeux des autorités. Selon elles, les populations des deux côtés de l’Atlantique sont grossières et ignorantes puisqu’elles souffrent d’une «extrême ignorance des voies du salut»
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. Les «Sauvages» du Canada entrent donc dans la même catégorie que les catholiques tièdes, les paysans ignorants, les hérétiques français, les païens du Moyen-Orient et des Indes ainsi que les Turcs.
Les méthodes de conversion Dans son manuel missionnaire, l’évêque Jean-Pierre Camus identifie sept catégories d’infidèles à missionner : les «sauvages», les «barbares», les «idolâtres», les Turcs, les juifs, les hérétiques et les schismatiques. De façon plus spécifique, les «sauvages» de la Nouvelle-France se caractérisent par un soi-disant «faible usage de la raison», de même que par une «grossièreté», une «stupidité», une «mauvaise éducation» et une «corruption naturelle»
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. Or, la bataille des missionnaires contre Satan est uniforme et vise à faire tomber les «vrais ennemis». Ces derniers, peu nombreux selon la conviction missionnaire, se reconnaissent par leur position d’influence sur la population : «mauvais» prêtres des régions catholiques, ministres protestants, chamans amérindiens, etc. Or, il importe principalement de les conquérir car ce sont eux, dans l’esprit missionnaire, qui entraînent les autres à «mal faire» et à «mal croire».
Ce qu’il nous faut retenir, c’est que les procédés de conversions employés par les missionnaires jésuites misent sur une certaine forme de chantage et s’apparentent étrangement à de la manipulation psychologique où le «soldat du Christ» est dans une position d’autorité. Certes, leur objectif avoué est d’apprivoiser les cœurs et les esprits des «sauvages» amérindiens (dans le cas des Jésuites de la Nouvelle-France, bien entendu). Pour y parvenir, les Jésuites doivent nécessairement se familiariser avec les langues vernaculaires pour être en mesure de communiquer avec leur auditoire. Une fois ce préalable maîtrisé, ils s’efforcent d’émouvoir suffisamment les non-croyants pour les pousser à la conversion. La tâche paraît peut-être des plus simplistes, mais elle implique un talent de persuasion développé de la part des missionnaires en quête d’«âmes». Ainsi, pour «imprimer des notions de grandeur et de vérité du christianisme»
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dans les cœurs et les esprits des néophytes, les missionnaires usent de la «pastorale de la peur». Alternant avec brio les encouragements à leurs discours de terreur, ils mettent volontairement l’accent sur le jugement dernier et les peines de l’enfer. Prêchant avec véhémence les tourments de l’enfer, ils conduisent alors leurs auditeurs vers un état émotionnel tel que la peur se transmet à tout le groupe. Or, une fois le groupe effrayé, les Jésuites adoptent un ton et un discours plus rassurants s’articulant autour de la sécurité que représente le christianisme tridentin. L’invitation de se joindre au Tout-Puissant est ainsi lancée.
Fait à noter, le processus de conversion des «sauvages» s’accompagne généralement de l’intercession des saints, tels qu’Ignace de Loyola ou la Vierge Marie. Mais, concrètement, tous les moyens, aussi excentriques qu’ils puissent être, sont bons pour convertir : prières collectives, chants, pièces de théâtre, images peintes, œuvres de miséricorde, etc. Ceci dit, pour impressionner, et imprimer, les missionnaires doivent user de tout ce qui peut apparaître extraordinaire aux yeux des missionnés. Qu’il s’agisse de la gestuelle chrétienne (signe de croix, agenouillement, entre autres), de la récitation de prières, de chants sacrés, de la distribution d’images pieuses, de cérémonies, de prophéties ou de guérisons miraculeuses, tous ces éléments renforcent leur crédibilité. Par conséquent, ce sont les missionnaires qui ont la tâche de donner l’exemple. Ils sont, après tout, les modèles à suivre. En somme, quels que soient les moyens qu’ils emploient, les Jésuites sont responsables du renversement moral qui doit s’opérer dans leur mission. Avec un tel acharnement, il est certain que les missionnaires souhaitent atteindre le but fixé qu’est la conversion. Et ils savent que cette dernière est possible lorsqu’ils parviennent à réunir deux conditions gagnantes : le silence attentif, suivi de l’éclatement en sanglots et des lamentations. N’oublions pas que tout le protocole déployé par les missionnaires vise à provoquer des émotions. Et, à l’évidence, la commotion psychologique sur le groupe de missionnés offre des résultats qui justifient à eux seuls la poursuite des méthodes employées dans leur conquête des «âmes».
[65] Relations des Jésuites, 1648, p. 39, dans Marie-Christine Pioffet, op. cit., p. 118. [66] François-Xaxier Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours, tome 1, Québec, 1859 [3e édition revue et corrigée], p. 223-224. [67] Une nuance s’impose : à la base, l’idée du martyre est étrangère, voire contradictoire, avec la spiritualité ignacienne véhiculée par les Jésuites français. En revanche, la large diffusion du mythe des saints Martyrs canadiens contribue à forger une image mythique du missionnaire jésuite de la Nouvelle-France. Parmi les aspirants missionnaires, cette spiritualité du martyre fait alors son chemin. Sans nécessairement souhaiter une mort violente, ces derniers jonglent tout de même avec l’idée, à tort ou à raison, que la possibilité du martyre est réelle et que la mort dans de telles conditions leur ouvre grande la porte aux côtés du Tout-Puissant. Pour mieux saisir cette dynamique, il est suggéré au lecteur de consulter l’article de Guy Laflèche, «Les Jésuites de la Nouvelle-France et le mythe de leurs martyrs». Les Jésuites parmi les hommes aux XVIe et XVIIe siècles. Actes du Colloque de Clermont-Ferrand (avril 1985), Faculté des Lettres et Sciences humaines de Clermont-Ferrand II, nouvelle série, fasc. 25, 1987, p. 35-46. [68] Dominique Deslandres, «‘‘Des ouvriers formidables à l’enfer’’. Épistémè et missions jésuites au XVIIe siècle», loc. cit., p. 259. [69] Ibid, p. 253. [70] Ibid, p. 274. [71] Dominique Deslandres, «Les mission françaises intérieures et lointaines, 1600-1650. Esquisse géo-historique», loc. cit., p. 524. [72] Ibid, p. 527. [73] Cité par Dominique Deslandres, «‘‘Des ouvriers formidables à l’enfer’’. Épistémè et missions jésuites au XVIIe siècle», loc. cit., p. 255. [74] Ibid, p. 264. [75] Ibid, p. 255. [76] Ces propos de Jean-Pierre Camus sont cités dans Dominique Deslandres, «‘‘Des ouvriers formidables à l’enfer’’. Épistémè et missions jésuites au XVIIe siècle», loc. cit., p. 274. [77] «Imprimer» est le terme généralement employé par les Jésuites pour décrire l’assimilation des enseignements par les «ignorants».
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