6. L’enclenchement du processus d’héroïsation : analyse du discours de la Narration et du Récit


 

Jacques Marquette est un homme de son temps. Son parcours de vie correspond en tous points à celui des missionnaires jésuites de l’époque. Or, quels sont les motifs pouvant expliquer sa notoriété et son héroïsation? Nous sommes prêts à admettre que son voyage d’exploration du Mississippi, en 1673, est en soi un événement qui mérite que les gens s’y attardent. Pourtant, il faut bien reconnaître que le jésuite n’est pas le seul à avoir exploré la région des Grands Lacs et que plusieurs missionnaires lui ont même défriché le terrain (Claude Dablon et Claude Allouez, notamment). Force est d’admettre, également, que son zèle missionnaire n’a rien d’exceptionnel et qu’il s’apparente simplement à un mouvement religieux connaissant des heures de gloire. En effet, sa condition de missionnaire ne l’amène-t-il  pas à désirer reconstruire un monde chrétien?

 

Ceci dit, comment expliquer que Marquette se soit démarqué de ses confrères jésuites et que son parcours ait été l’objet de tant d’admiration? Nous ne prétendons pas détenir la réponse à ces questions, mais nous sommes d’avis que l’analyse du discours de la Narration, ainsi que du Récit, risque de nous fournir des pistes intéressantes nous éclairant davantage sur l’enclenchement du processus d’héroïsation qui s’est opéré à la mort de Marquette. En somme, nous croyons que la représentation de Marquette véhiculée dans le Récit des voyages a servi de point d’ancrage à cette renommée dont a bénéficié le célèbre explorateur, une renommée qui s’est accentuée à travers les siècles.

 

La structure écrite de la Narration et du Récit

 

Le Récit des voyages [116] est la principale source écrite dont nous disposons en ce qui a trait à l’exploration du Mississippi. Amalgame de trois textes, relevant de trois auteurs différents, ce document de 93 pages ayant causé bien des maux de tête aux chercheurs mérite d’être décortiqué afin d’en saisir toute la teneur. À la base, quelques observations générales s’imposent : le manuscrit original de l’expédition de Jolliet et Marquette, en tenant compte qu’il ait bel et bien existé, a vraisemblablement été perdu par Jolliet lors de son naufrage au Sault Saint-Louis en 1674. Deuxième constatation, les quatre sources écrites disponibles à ce jour, en ce qui a trait à la Narration, sont en fait des reproductions d’une copie de cette source. Aussi, nous adhérons à l’hypothèse de Lucien Campeau voulant que ces deux documents (l’original et la copie) soient l’œuvre d’une seule et même personne, à savoir Jacques Marquette [117] . En contrepartie, en parcourant ces reproductions, nous pouvons détecter certains ajouts au texte, ajouts redevables à Claude Dablon. L’intervention de ce dernier a longtemps brouillé les pistes quant à la paternité de la Narration. Cette confusion s’explique par le fait que, dans son individualité propre, la Narration ne se retrouve nulle part. En clair, la principale source essentielle à la compréhension de l’exploration du Mississippi est toujours incluse au Récit. En résumé, le chercheur dispose de quatre reproductions de la copie de la Narration écrite par Jacques Marquette. Or, bien que la Narration soit une œuvre distincte du Récit par son sujet, sa structure et le temps de sa composition, il nous est seulement possible de la consulter par le biais du manuscrit de Claude Dablon.

 

En somme, la Narration est une source incorporée au Récit, qui à son tour est un manuscrit inclus, au fil des ans, aux Relations. Aussi, des reproductions disponibles, trois d’entre elles se trouvent aux archives de Vanves, en France, alors que la quatrième est gardée aux archives de St-Jérôme. Cette dernière comporte le texte autrefois conservé au Collège Ste Marie [118] . À noter qu’il s’agit là de l’exemplaire ayant servi à maintes publications au fil du temps : successivement celles de Shea, de Demontézon, puis de Thwaites [119] . De façon plus précise, le manuscrit que nous appelons la Narration de la découverte du Mississippi [120] , est en réalité le premier chapitre du Récit des voyages. Ce chapitre, rédigé par Marquette, comporte dix sections décrivant la première expédition ayant mené Jolliet et lui-même sur la «Grande rivière». À titre indicatif, soulignons qu’il comporte également un préambule écrit par Dablon. Le second chapitre du Récit, quant à lui, est beaucoup plus bref et se divise en trois parties : une première relatant le deuxième voyage du jésuite chez les Illinois, une seconde nous décrivant la «glorieuse» mort de Marquette ainsi qu’une troisième nous faisant état du transport des ossements du missionnaire.

 

À ces premiers chapitres s’en greffe un troisième, de la plume de Claude Allouez. Il renferme le récit de voyage du Père Allouez chez les Illinois. S’il est inclus au document, c’est que le supérieur de la mission, le père Dablon, juge pertinent d’y inclure le détail de la poursuite des travaux de Marquette au sein de cette nation amérindienne. Ceci dit, cette partie du document n’étant d’aucune utilité pour nos recherches, nous nous sommes permis de l’évacuer de notre analyse. Finalement, à ce même Récit des voyages s’ajoutent une carte et une lettre rédigées par Marquette. Ces deux pièces sont jointes au Journal autographe du P. Jacques Marquette de 1674-1675, papier vraisemblablement écrit par Claude Dablon [121] . Sans contredit, la carte autographe est un élément nécessaire à notre recherche puisqu’elle nous permet d’illustrer l’avancement des connaissances de la région du Mississippi suite à l’expédition de Jolliet et Marquette. En revanche, la lettre et le journal autographe de 1674-1675 reprennent des éléments similaires introduits dans les deux premiers chapitres. De surcroît, soulevons que le second document (le journal) est incomplet et souffre d’une certaine incohérence. C’est pourquoi nous les avons, eux aussi, volontairement abandonnés de notre analyse. Quoi qu’il en soit, pour bien visualiser la structure physique du manuscrit, il est suggéré au lecteur de se référer à l’annexe 1.


Le contexte de production

 

Nous savons que la Narration de Marquette a été rédigée à tête reposée durant l’hiver de 1673-1674, soit à son retour de son premier voyage. Les passages de Dablon, quant à eux, ont été rédigés à deux moments distincts. Le préambule a vraisemblablement été rédigé à partir des écrits de Marquette, soit en 1674, année où le supérieur des missions canadiennes annonce la découverte du Mississippi. Pour ce qui est du second chapitre du Récit, il ne peut qu’avoir été complété à la fin de l’été ou à l’automne de 1677, année de la translation des restes de Marquette, puisque la troisième section de ce chapitre porte justement sur le sujet. Par ailleurs, pour la rédaction des deux premières sections du chapitre second, Dablon s’est certainement inspiré du résumé que lui a fait Largillier à propos de son voyage en terre des Illinois (durant lequel Largillier et Porteret accompagnent Marquette), de même que de son rapport des circonstances entourant le décès du jésuite. Parallèlement, il n’est pas étonnant de retrouver des annotations, des corrections et des ajouts de la main de Dablon à l’ensemble des trois chapitres puisqu’il est celui qui joue le rôle de l’éditeur [122] . Ces informations en lien avec le contexte de production sont pertinentes dans la perspective où elles nous permettent de supposer que la Narration, de même que le Récit, contiennent certainement des informations amplifiées volontairement par l’un ou l’autre des co-auteurs.

 

Les auteurs de chacune des parties sont maintenant clairement identifiés. Il nous importe maintenant de préciser que le style d’écriture de Marquette supplante celui de Dablon. En effet, «la Narration fait du découvreur un écrivain de marque», alors que Dablon apparaît plutôt comme un «piètre écrivain» dans l’ensemble des écrits qu’il a légués. Ces affirmations de Campeau reposent sur l’analyse comparative qu’il a effectuée au début des années 1990. Sa conclusion par rapport à la qualité du style employé par les deux auteurs en est la suivante :

 

«Le P. Dablon fait généralement de longues phrases, parfois lourdes et même incorrectes. Elles se compliquent de subordonnées et d’incidentes, pas toujours bien équilibrées. Le P. Marquette a au contraire une phrase courte, nerveuse et remarquablement rythmée. Le P. Dablon aborde souvent une pensée par ses aspects obliques; le P. Marquette court d’abord à l’essentiel, attaquant d’emblée la proposition principale et n’y raccrochant que les subordonnées le plus indispensables. Le P. Dablon affectionne, en particulier, les propositions dont le verbe est un participe présent [… alors que] les propositions participiales de Marquette sont brèves et incisives […] [123] »

 

Ainsi, dans leur manière d’écrire, la plume de Marquette est supérieure à celle de Dablon. En revanche, soulignons que la Narration est l’un des rares documents de Marquette dont nous disposons, mis à part quelques lettres. Le P. Dablon, quant à lui, s’est avéré beaucoup plus productif. La quantité n’excuse pas la qualité, mais cette information supplémentaire nous permet de mieux nous situer par rapport à notre objet d’étude.

 

Si nous connaissons mieux les auteurs, qu’en est-il de leurs intentions? De toute évidence, Marquette écrit dans le but de faire part de ses découvertes (avec une carte à l’appui pour prouver ses dires). Or, son récit emprunte une panoplie d’éléments de l’épopée missionnaire, éléments servant à justifier et à glorifier son travail apostolique. L’analyse de ses écrits nous permettra d’évaluer le véritable rôle qu’il joue lors de son expédition, à savoir celui d’un élu de Dieu chargé de répandre la foi. Dablon, quant à lui, écrit pour quels motifs? L’étude plus approfondie du Récit devrait nous permettre de répondre à cette question. Ce que nous savons, par contre, c’est que tous les deux sont des Jésuites fortement impliqués dans la diffusion de l’Évangile chez les autochtones de la Nouvelle-France. Nous pouvons donc supposer que les deux documents sont produits dans le but de valoriser le travail des Jésuites, de montrer que leurs efforts portent fruit mais aussi dans le but de donner des modèles à suivre pour perpétuer ce qu’ils ont déjà accompli. Dans cette optique, nous sommes à même de supposer que Dablon souhaite justement faire de Marquette un modèle jésuite à suivre.

 

 

Nous sommes en présence d’un récit de voyage, une source imprimée. Par conséquent, nous travaillons avec une source narrative. Ce type de document a pour caractéristique d’apporter des informations et de véhiculer des messages précis sur des thèmes qui ne constituent pas nécessairement le propos central. Ainsi, la Narration a pour thème la découverte du Mississippi par Jolliet et Marquette, et le Récit se veut un rapport détaillé de la vie et des réalisations du missionnaire. Pourtant, l’analyse de notre corpus devrait nous permettre de faire ressortir des informations portant, entre autres, sur la perception de Dablon par rapport à Marquette. En effet, ce genre de document (la source narrative) nous permet généralement de mieux connaître la perception de son auteur. L’objectif visé pour notre expérimentation de recherche correspond donc tout à fait au type de document sur lequel repose notre hypothèse.

 

Pour nous éclairer sur les intentions des co-auteurs, nous avons restreint notre analyse à un corpus précis englobant les deux premiers chapitres du manuscrit (Récit des voyages).  Notre corpus englobe donc les 68 premières pages du fameux manuscrit, auxquelles vient s’ajouter la carte autographe du Père Marquette. L’ensemble des pages à analyser se réfère à une période qui s’échelonne grossièrement de 1670 à 1677, soit du début du travail missionnaire de Marquette jusqu’à la translation de ses ossements. Cette période, comme nous l’avons démontré auparavant, est marquée par l’évangélisation des populations amérindiennes par des missionnaires jésuites établis dans la région des Grands Lacs. Elle expose également au grand jour toute l’importance des voyages d’explorations menés dans cette même région afin d’élargir et de maintenir ce point stratégique pour la Nouvelle-France.

 

Le contexte de production en est donc un où le religieux est un déterminant prenant de plus en plus de place. En effet, ce sont principalement des congrégations religieuses qui veillent à la bonne marche de la colonie française à cette époque. Pour ce faire, elles prennent en charge l’éducation et les soins aux malades. De façon plus spécifique, les Jésuites sont particulièrement reconnus pour leur entreprise missionnaire. Au moment où la Narration et le Récit sont rédigés, la jeune colonie cherche d’ailleurs à s’agrandir davantage. Les bonnes relations établies entre les Jésuites et les populations amérindiennes de la région des Grands Lacs sont donc mises à profit dans la quête du passage menant à la mer de Californie. Ce passage plein d’espoir pour les Français est nul autre que le Mississippi. De ce fait, l’Histoire retient que ces «découvreurs», Jolliet et Marquette, sont les premiers à venir confirmer que le grand fleuve ne mène pas dans la direction souhaitée, mais plutôt à la Louisiane.


Méthode d’analyse employée

 

Notre mandat est de faire ressortir tous les éléments en lien avec la représentation de Marquette. Il nous apparaît assez clair que la partie écrite par Marquette, à savoir la Narration, est celle qui risque de nous donner le moins d’informations sur la représentation du célèbre missionnaire car celui-ci ne souhaite pas vraiment nous informer sur sa personne, sa personnalité, mais plutôt sur ses actions (ce qu’il a fait, ses exploits, ce qu’il a rencontré en chemin, etc.). Or, ces éléments sont nécessaires à notre recherche puisqu’ils nous permettent de valider que Marquette est véritablement un homme de son temps.

 

En revanche, les passages écrits par Dablon s’avèrent plus pertinents car ils sont plus riches en informations donnant une vision du personnage. N’oublions pas que ce sont les premiers éléments liés à la représentation de Marquette. En ce sens, ils nous permettent, du moins l’exercice a pour but de vérifier s’ils nous le permettent, de voir ce que l’Histoire doit retenir de Marquette, selon Dablon. Nous admettons, toutefois, que pour avoir une meilleure représentation du personnage, il aurait été intéressant de consulter les écrits de d’autres personnes ayant côtoyé Marquette, principalement ceux de son compagnon de voyage, à savoir Louis Jolliet. Or, de tels documents de la main de Jolliet brillent par leur absence. De plus, l’exercice étant une expérimentation, et non une recherche complète et approfondie, nous nous sommes restreints aux passages de Dablon, tout de même fort significatifs en ce qui a trait à la consécration du personnage.

 

«Marquette and Joliet [sic] discovering the Mississippi River ». Image se retrouvant dans l’ouvrage de Charles H.L. Johnston, Famous Discoverers and Explorers of America . Illustration puisée sur le site Ohio State at Michigan – Michigan at Ohio State: Complementary Library Collections at Two Leading Midwestern Institutions, à la page suivante : http://library.osu.edu/sites/rarebooks/ohio-mich/illustrations.html.

La méthode employée pour faire ressurgir les éléments de représentation de notre corpus tient donc compte du fait qu’il s’agit d’une source narrative. Par conséquent, notre expérimentation s’appuie en grande partie sur l’analyse du champ sémantique portant sur Marquette. Cette technique d’analyse s’inspire en quelque sorte du modèle de Régine Robin [124] et devrait nous permettre de faire ressortir, à tout le moins, la perception de Dablon. En somme, notre mandat est d’analyser une série d’extraits mettant en scène l’explorateur ou ayant une incidence directe sur celui-ci, avec l’objectif de faire ressortir le message (tant explicite qu’implicite) véhiculé dans ces passages. Ces extraits sont ainsi examinés afin de déterminer si Marquette entreprend quelque chose ou s’il subit plutôt les influences d’un élément extérieur ou hors de son contrôle. Évidemment, les passages portant sur des événements survenus après sa mort ne peuvent être interprétés de la même manière, mais ils nous éclairent fortement sur l’opération de reconnaissance publique qui s’enclenche puisqu’ils contiennent déjà les qualificatifs employés par Dablon, qualificatifs que l’Histoire risque de retenir.


Représentation de Marquette dans la Narration [125]

 

Dans un souci d’effectuer une analyse des plus complète et des plus compréhensible, nous avons cru pertinent de décortiquer la Narration en suivant la chronologie déjà établie par les sections de ce premier chapitre du manuscrit. Aussi, il est clair que certains éléments d’analyse se retrouvent dans plusieurs de ces sections, mais nous avons cru bon de les commenter à chaque fois afin de bien saisir la progression de l’expédition, mais surtout dans le but d’y déceler les mécanismes empruntés au style d’écriture propre à l’épopée missionnaire. N’est-ce pas ces éléments qui, comme nous tentons de le démonter, ont fortement contribué à l’enclenchement du processus d’héroïsation de Marquette?

 

Les premières lignes de la Narration sont, de toute vraisemblance, de la main de Dablon. Ainsi, dans le premier chapitre consacré aux préparatifs de la première expédition de Marquette vers le Nouveau-Mexique, Dablon a ajouté un bref préambule exposant le contexte dans lequel naît l’expédition de Jolliet et Marquette. Le lecteur y apprend alors qu’il y «avait longtemps que le Père préméditait cette entreprise, porté d’un très-ardent [sic] désir d’étendre le royaume de Jésus-Christ, et de le faire connaître et adorer par tous les peuples de ce pays.» (p. 241) Nous sommes en 1670 et Marquette entretient des intentions propres aux missionnaires de son temps, à savoir qu’il est soucieux de répandre la foi au sein des populations dites ignorantes. De ce fait, cet extrait fait ressortir une évidence claire : Marquette explore le Mississippi dans une optique apostolique, son mandat est d’évangéliser de «nouvelles nations». C’est d’ailleurs avec ce «très ardent» désir religieux «qu’il pren[d] toutes les connaissances qu’il peut» de ces «nouveaux peuples» (p. 241) qu’il entrevoit déjà à la mission du Saint-Esprit. Ainsi, bien avant les préparatifs de l’expédition de 1673, Marquette interroge les «sauvages» afin de connaître les endroits où ces nations inconnues érigent leurs villages.

 

 

Dablon mentionne que ces efforts sembles inutiles («plusieurs efforts pour commencer cette entreprise, mais toujours inutilement», p. 242), jusqu’au jour où «Dieu lui en fit naître cette occasion» (p. 242). Ainsi, selon cet extrait, le Tout-Puissant a un rôle à jouer dans l’amorce de l’expédition de 1673. Le message à retenir est fort symbolique : Marquette est l’élu choisi par Dieu pour accomplir l’évangélisation de peuples inconnus, mission dont le jésuite caressait le projet depuis maintenant trois ans. Or, par la formulation de sa pensée, le supérieur embellit une vérité toute simple : il est bel et bien celui qui a choisi Marquette afin que ce dernier évalue le potentiel de conversion des populations amérindiennes longeant le Mississippi. La prétendue intervention divine mérite donc d’être nuancée. De plus, Dablon entremêle maladroitement le mandat souhaité par Marquette et lui-même (évangéliser des «Sauvages») avec le mandat officiel donné par Frontenac et Talon, à savoir la recherche d’un passage vers la mer Vermeille :

 

«En l’année 1673, M. le comte de Frontenac, notre gouverneur, et M. Talon, alors notre intendant, connaissant l’importance de cette découverte, soit pour chercher un passage d’ici jusqu’à la mer de la Chine par la rivière qui se décharge à la mer Vermeille ou de Californie, soit qu’on voulût s’assurer de ce qu’on a dit depuis, touchant les deux royaumes de Théguaio et de Quivira, limitrophes du Canada, où l’on tient que les mines d’or sont abondantes, ces messieurs, dis-je, nommèrent en même temps pour cette entreprise le sieur Jolliet, qu’ils jugèrent très-propre [sic] pour un si grand dessein, étant bien aises que le P. Marquette fût de la partie.» (p. 242)

 

Pire encore, Dablon passe sous silence un fait fort important. Les instructions de Québec qu’apporte Louis Jolliet à Michillimakinac, le 8 décembre 1672, sont rehaussées d’une lettre du Père Dablon adressée à Marquette. Celle-ci, en plus de confirmer ces instructions, indique clairement que Jolliet est le chef de l’expédition et que Marquette en est le guide pourvu de la mission d’évangéliser les peuplades amenées à être rencontrées tout au long de l’expédition. Cette précision était bien connue de Dablon au moment où il écrit le préambule. Pourquoi l’avoir passée sous silence? Ne veut-il pas volontairement amorcer l’héroïsation du Père Marquette? Après tout, le jésuite est l’un des siens, il appartient au même ordre religieux. Enfin, bien que cette précision n’affecte en rien notre analyse, elle nous permet de mieux définir le rôle de chacun des célèbres explorateurs.

 

«Louis Jolliet». Médaillon illustrant le célèbre hydrographe. Image prise à même l’article du capitaine Martin Caron intitulé «Le quai de l’Islet». Cet article apparaît sur le site de la Fédération des sociétés d’histoire du Québec, à la page suivante : http://www.histoirequebec.qc.ca/publicat/vol6num2/v6n2_7qu.htm.


Ceci dit, malgré cette omission du supérieur des missions, celui-ci s’entend pour dire que le choix de Jolliet s’avère des plus excellent. D’ailleurs, pour démontrer son appui à Jolliet, Dablon le décrit en ces termes : «un jeune homme natif de ce pays, qui a pour un tel dessein tous les avantages qu’on peut souhaiter. Il a l’expérience, et la connaissance des langues du pays des Outaouais, où il a passé plusieurs années; il a la conduite et la sagesse, qui sont les principales parties pour faire réussir un voyage également dangereux et difficile. Enfin, il a le courage, pour ne rien appréhender où tout est à craindre […]» (p. 242) Ces propos élogieux ne laissent-t-ils pas sous-entendre que Jolliet et Marquette sont des hommes courageux prédestinés à mener à terme cette expédition à cause de leurs bonnes connaissances de la région des Grands Lacs dans laquelle tous deux opèrent depuis déjà quelques années, mais aussi et surtout, à cause de leur maîtrise des langues algonquines? Enfin, cet extrait fort symbolique marque ni plus ni moins la fin du préambule de Dablon. Commence désormais le véritable récit de l’exploration du Mississippi tel que raconté par le Père Marquette.

 

Dans la brève première section du chapitre I, Marquette souligne toute l’importance du monde divin dans son entreprise. Ainsi, dès la première phrase, il adopte un discours caractéristique des Jésuites faisant appel à l’intercession des Saints : «Le jour de l’Immaculée Conception de la sainte Vierge, que j’avais toujours invoquée depuis que je suis en ce pays des Outaouais, pour obtenir de Dieu la grâce de pouvoir visiter les nations qui sont sur la rivière de Mississippi, fut justement celui auquel arriva M. Jolliet avec les ordres de M. le comte de Frontenac, notre gouverneur, et de M. Talon, notre intendant, pour faire avec moi cette découverte.» (p. 243) Cette affirmation nous indique que Marquette estime avoir une alliée de taille : la Sainte Vierge, en qui il voue, comme nous le verrons tout au long de cette analyse, un véritable culte.

 

Sans surprise, le jésuite se réjouit de la tournure des événements puisqu’il voit que ses «desseins [seront] accomplis». Il décrit d’ailleurs ce fameux dessein en ces termes : «une heureuse nécessité d’exposer ma vie pour le salut de tous ces peuples, et particulièrement pour les Illinois, qui m’avaient prié avec beaucoup d’insistance, lorsque j’étais à la pointe du Saint-Esprit, de leur porter chez eux la parole de Dieu.» (p. 243-244) «Exposer sa vie», n’est-ce pas là un indice concret que Marquette est prêt à donner sa vie pour la cause qu’il chérit? D’ailleurs, cette dévotion missionnaire ne s’inscrit-elle pas directement dans la lignée des principes de la Compagnie de Jésus? En somme, l’attitude et le discours de Marquette n’ont rien d’exceptionnels, ils démontrent clairement que cet homme d’Église adhère au courant à la mode à l’époque.

 

Aux dires du jésuite, tous les membres de l’équipage (Jolliet, Marquette et les cinq autres hommes) sont déterminés à remplir cette mission. En effet, tous sont bien «résolus à tout faire et à tout souffrir pour une glorieuse entreprise». (p. 244) Une question s’impose : pourquoi une telle détermination? Celle-ci ne sous-entend-t-elle pas qu’ils ont tous des intérêts dans cette expédition? Les intentions de Marquette sont clairement avouées par le jésuite même. Mais qu’en est-il de Jolliet et de ses camarades? Sans en avoir la certitude, nous supposons qu’ils veulent certainement évaluer le potentiel commercial qu’offre le Mississippi. D’ailleurs, n’est-ce pas pour cette raison que Jolliet formule le souhait de s’établir, avec vingt hommes, au pays des Illinois après son mariage avec Claire-Françoise Bissot en 1675? Malheureusement pour lui, son souhait ne se concrétise pas à cause du refus du ministre Colbert. En effet, le 23 avril 1677, Colbert répond à la demande de Jolliet en lui mentionnant qu’il «faut multiplier les habitants [de la colonie, i.e. la Nouvelle-France] avant de penser à d’autres terres [126] .

 

Marquette poursuit son récit en mettant l’accent sur la «joie d’avoir été choisis pour cette expédition», une joie telle qu’elle «anim[e] nos courages et nous ren[d] agréables les peines que nous av[ons] à ramer depuis le matin jusqu’au soir». (p. 244) Cet extrait est l’un des indices qui nous indique clairement que la Narration a été rédigée au retour du voyage d’expédition puisque son auteur y résume dès le départ toute la difficulté physique entourant celle-ci. Dans le même paragraphe, il résume les préparatifs de cette aventure en ces termes : «[…] nous prîmes toutes les connaissances que nous pûmes des sauvages qui avaient fréquenté ces endroits-là, et même nous traçâmes sur leur rapport une carte de tout ce nouveau pays, nous y fîmes marquer les rivières sur lesquelles nous devions naviguer, les noms des peuples et des lieux par lesquels nous devions passer, le cours de la grande rivière [le Mississippi], et quels rumbs de vent nous devions tenir quand nous y serions.» (p. 244-245) Cet élément ne nous surprend guère, il nous indique que les tenants de l’expédition prennent tous les moyens pour bien réussir cette entreprise les menant en pays inconnu.

 

 

Par contre, ce qui capte davantage notre attention, c’est la justification que Marquette donne à ces préparatifs : «nous apportâmes toutes les précautions que nous pûmes, afin que si notre entreprise était hasardeuse, elle ne fût pas téméraire». (p. 244) De notre point de vue, ce passage sous-entend que Marquette n’a pas nécessairement soif du martyre. À tout le moins, le jésuite n’a pas un goût de l’aventure développé puisque son voyage en sol inconnu s’effectue à l’aide d’un ramassis d’informations rendant cet inconnu pratiquement connu. En effet, même s’il s’agit de sa première rencontre en ces lieux et ces populations, il est tout de même bien encadré dans cette aventure : il sait déjà quelles seront les populations rencontrées, à quel endroit elles se trouvent ainsi que le chemin qu’il doit emprunter pour s’y rendre. De ce fait, l’exploration du Mississippi par Jolliet et Marquette en 1673 n’est pas vraiment un voyage de découverte, mais plutôt un voyage de reconnaissance servant à valider les informations recueillies auprès de populations amérindiennes de la région des Grands Lacs. D’ailleurs, toutes les instances politiques de l’époque connaissent l’existence du Mississippi. Les informations qui leur manquent sont par quels affluents y accéder, mais aussi et surtout dans quelle mer il se déverse. Ce sont véritablement les deux éléments que doivent éclaircir les participants de ce voyage d’exploration.

 

Pour compléter ce mandat, Marquette fait appel à la protection de la Sainte Vierge : «je mis notre voyage sous la protection de la sainte Vierge Immaculée, lui promettant que si elle nous faisait la grâce de découvrir la grande rivière, je lui donnerais le nom de la Conception, et que je ferais aussi porter ce nom à la première Mission que j’établirais chez ces nouveaux peuples, ce que j’ai fait de vrai chez les Illinois.» (p. 245) Encore une fois, l’intercession de la Sainte Vierge s’avère un élément important du récit de Marquette. Mais, plus encore, il précise les motifs l’ayant mené à identifier le Mississippi sous le vocable de «Conception». À ce chapitre, soulignons brièvement qu’il est le seul à avoir désigné le Mississippi sous ce vocable. Parallèlement, retenons que le dernier segment, le «ce que j’ai fait de vrai chez les Illinois», est un ajout de la main de Dablon. En effet, Marquette n’a pas pu rédiger lui-même tout ce qui se rapporte à sa mission chez les Illinois puisqu’il est mort sur le chemin du retour lors de son second voyage d’exploration en 1675. De même, en 1673, soit au moment de la première exploration, Marquette ne peut affirmer avec certitude qu’il établira prochainement une mission chez les Illinois puisque cette décision ne lui revient pas. C’est donc vraisemblablement Dablon qui a cru pertinent d’ajouter cette information à la Narration dans le but de démontrer que Marquette est un homme de parole.

 

Illustration représentant des Amérindiens récoltant la Folle-Avoine. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 110.

Dans la seconde section de la Narration, Marquette s’affaire à décrire la première portion du voyage, soit celle où l’équipage navigue en terrain connu : de leur départ de Michillimakinac jusqu’à leur arrivée chez les Mascoutens, la nation du Feu. L’auteur s’attarde à décrire la première nation rencontrée en chemin, soit celle de la Folle-Avoine. Le nom de cette nation est tiré de la folle avoine, une herbe poussant dans les cours d’eau dont le fond est de vase. Le plant de celle-ci s’apparente, aux dires du missionnaire, à celui du blé. Il en fait d’ailleurs une description fort détaillée, puis énumère les méthodes de cueillette et d’apprêtement de cette plante. Ces descriptions ne sont pas pertinentes pour notre analyse. En revanche, les arguments dissuasifs employés par les Amérindiens de cette nation pour décourager le missionnaire de poursuivre sa mission viennent renforcer l’image héroïque de Marquette.

 

L’avertissement donné à Marquette est rapporté en ces termes :

 

«Je racontai à ces peuples de la Folle-Avoine le dessein que j’avais d’aller découvrir ces nations éloignées, pour les pouvoir instruire des mystères de notre sainte religion. Ils en furent extrêmement surpris, et firent tout leur possible pour m’en dissuader ; ils me représentèrent que je rencontrerais des nations qui ne pardonnent jamais aux étrangers, auxquels ils cassent la tête sans aucun sujet; que la guerre qui était allumée entre divers peuples qui étaient sur notre route nous exposait à un autre danger manifeste, d’être tué par les bandes de guerriers qui sont toujours en campagne; que la grande rivière est très-dangereuse [sic] quand on n’en sait pas les endroits difficiles; qu’elle était pleine de monstres effroyables qui dévoraient les hommes et les canots tout ensemble; qu’il y a même un démon qu’on entend de fort loin, qui en ferme le passage et qui abîme ceux qui osent en approcher; enfin, que les chaleurs sont si excessives, en ces pays-là, qu’elles nous causeraient la mort infailliblement.» (p. 247)

 

Tels sont, selon l’appel à la prudence donné par les Amérindiens de l’endroit, les éléments extérieurs auxquels l’équipage devra faire face au cours du voyage.

 

En guise de réponse, Marquette les remercie de ces «bons avis», mais rétorque qu’il ne «pouvais pas les suivre, puisqu’il s’agissait du salut des âmes, pour lesquelles je serais ravi de donner ma vie, que je me moquais de ce démon prétendu; que nous nous defenderions [sic] bien de ces monstres marins, et qu’au reste nous nous tiendrions sur nos gardes pour éviter les autres dangers dont ils nous menaçaient.» (p. 247-248) Les arguments du jésuite nous offrent donc deux traits de caractère qui lui sont propres : son zèle missionnaire et son courage. D’un heureux hasard, ce sont ces deux mêmes arguments qui seront repris au fil des ans pour qualifier ce héros de la Nouvelle-France. Ceci dit, la position de Marquette n’a rien d’exceptionnelle et reflète bien la mentalité jésuite du temps. Ainsi, il est de ceux qui donnent leur vie pour la reconquête des âmes ignorantes et se disent prêts à mourir pour cette cause. En revanche, bien que Marquette soit prêt à se sacrifier pour sa mission évangélisatrice, nous ne disposons pas de signe clair qu’il souhaite devenir un martyr. Cette distinction est importante dans la mesure où l’héroïsation de Marquette se dissocie justement de l’ensemble des Jésuites appartenant à la catégorie des martyrs, groupe bien connu sous l’appellation des saints martyrs canadiens.

 

Après avoir fait prier Dieu les Amérindiens de la Folle-Avoine, Marquette et ses compagnons poursuivent leur route et se rendent à la mission Saint François-Xavier, au fond de la baie des Puants. Selon la Narration, cet endroit est celui où «nos Pères travaillent utilement à la conversion de ces peuples, en ayant baptisé plus de deux mille depuis qu’ils y sont.» (p. 248) Encore une fois, il est clair que cet extrait est de la main de Dablon puisqu’au moment où Marquette entreprend son expédition, seul le Père Allouez a œuvré à cette mission. La courte durée de temps qu’il a passé à cet endroit nous laisse supposer que la conversion de 2 000 «sauvages» est alors impossible. En revanche, après le décès de Marquette, et surtout au moment où Dablon ajoute cette information à la Narration (en 1677), il est fort possible que ce chiffre ait été atteint dû à la popularité de Marquette auprès des Illinois qui fréquentent la mission.

 

Marquette apporte des précisions quant à la longueur et la largeur de la baie des Puants, baie qui porte ce nom «à cause de quantité de vase et de boue qui s’y rencontre, d’où s’effluent continuellement de méchantes vapeurs qui y causent les plus grands et les plus continuels tonnerres que j’aie jamais entendus.» (p. 248) Cette corrélation entre les vapeurs et les tonnerres nous apparaît assez étrange mais s’incorpore bien dans le style littéraire de l’épopée missionnaire où les phénomènes inexplicables doivent être expliqués d’une façon ou une autre. Ceci dit, Marquette apporte tout de même une précision importante quant à cette baie : dans le fond de celle-ci, il est «aisé de remarquer la marée qui a son flux et reflux réglé, presque comme celui de la mer.» (p. 248) Il ajoute que «quand l’eau est bien calme, on la voit aisément monter et descendre suivant le cours de la lune». (p. 249) Ces observations, que Marquette ne tente d’ailleurs pas d’expliquer, s’avèrent des éléments plus importants pour les navigateurs fréquentant la région.

 

L’équipage quitte ensuite la «baie pour entrer dans la rivière qui s’y décharge» (p. 249). Cette rivière est la rivière aux Renards. Aux dires du jésuite, ce cours d’eau coule doucement, mais «un peu avancé dans cette rivière, on la trouve très-difficile [sic], tant à cause des courants que des roches affilées, qui coupent le canots et les pieds de ceux qui sont obligés de les traîner, surtout quand les eaux sont basses.» (p. 249) Une fois encore, cette précision sert à démontrer que l’expédition n’est pas un voyage de repos, mais un travail exigeant force et détermination. L’équipage s’approche de plus en plus des Mascoutens, la nation du Feu. À proximité de leur bourgade, Marquette «eus la curiosité de boire des eaux minérales de la rivière [… et] de reconnaître un simple qu’un Sauvage, qui en sait le secret, a enseigné au P. Allouez avec beaucoup de cérémonies.» (p. 249-250) Ce «simple» est en réalité une plante dont la racine est utilisée par les Mascoutens pour concocter un remède permettant de se prémunir de la morsure des serpents, mais aussi pour guérir celle-ci. Marquette stipule que la racine «est fort chaude et elle a un goût de poudre quand on l’écrase sous la dent. Il faut la mâcher et la mettre sur la piqûre du serpent, qui en a une si grande horreur, qu’ils s’enfuit même de celui qui s’en est frotté.» (p. 250) À l’évidence, Marquette rapporte les vertus de ce remède sans l’avoir lui-même expérimenté. Tout au plus, il a goûté à cette racine, mais il n’a pas eu à se prémunir des serpents. Il se fie ainsi aux connaissances médicinales amérindiennes et se contente de les résumer. En contrepartie, le missionnaire apporte des échantillons de cette plante pour «l’examiner à loisir» durant le reste du parcours qui les mène aux Mascoutens le 7 juin, soit après une vingtaine de jours de navigation. C’est ce qui termine, par le fait même, la seconde section de la Narration.

 

La section suivante fait le bilan de ce qui s’est passé chez les Mascoutens. Fait à noter, leur bourgade représente la limite des territoires connus des Français : «C’est ici le terme des découvertes qu’ont faites les Français, car ils n’ont point encore passé plus avant.» (p. 250) Marquette nous informe que le bourg est «composé de trois sortes de nations qui s’y sont ramassées, des Miamis, des Mascoutens, et des Kikabous.» (p. 250-251) Selon le Père Marquette, les premiers sont «les plus civils, les plus libéraux, et les mieux faits […] ils passent pour des guerriers et font rarement des parties sans succès; ils sont fort dociles, ils écoutent paisiblement ce qu’on leur dit, et ils ont paru si avides d’entendre le P. Allouez quand il les instruisait, qu’ils lui donnaient peu de repos, même pendant la nuit.» (p. 251) Quant aux Mascoutens et aux Kikabous, le missionnaire dit d’eux qu’ils «sont plus grossiers et semblent être des paysans en comparaison des autres.» (p. 251) Cette perception n’est pas sans rappeler que les missionnaires de la Compagnie de Jésus n’ont pas plus d’estime envers les paysans français considérés comme des ignorants que pour les «Sauvages» du Canada. À n’en pas douter, les Miamis doivent, à ce moment, réellement se démarquer des autres Amérindiens pour mériter de tels éloges de la part du missionnaire.

 

Preuve que les efforts d’évangélisation du Père Allouez portent fruit, Marquette stipule qu’il est «extrêmement consolé de voir une belle croix, plantée au milieu du bourg, et ornée de plusieurs peaux blanches, de ceintures rouges, d’arcs et de flèches, que ces bonnes gens avaient offerts au grand Manitou, (c’est le nom qu’ils donnent à Dieu), pour le remercier de ce qu’il avait eu pitié d’eux pendant l’hiver, leur donnant une chasse abondante lorsqu’ils appréhendaient le plus la famine.» (p. 251) Fait à noter, cet extrait n’indique pas que les Amérindiens sont convertis ou souhaitent se convertir, mais plutôt qu’ils rendent grâce au Manitou des Français au même titre qu’ils rendent grâce aux autres manitous qui leurs sont chers.

 

Peu après leur arrivée dans cette «belle et bien divertissante» bourgade (p. 252), Jolliet et Marquette rassemblent les anciens le 9 juin 1673. Tous deux prennent la parole. Jolliet, pour mentionner «qu’il était envoyé de la part de monseigneur notre Gouverneur pour découvrir de nouveaux pays». (p. 252) Quant à Marquette, il dit alors être envoyé «de la part de Dieu pour éclairer des lumières de saint Évangile; qu’au reste le Maître souverain de nos vies voulait être connu de toutes les nations, et que, pour obéir à ses volontés, je ne craignais pas la mort à laquelle je m’exposais dans des voyages si périlleux» (p. 252) Une fois encore, Marquette mentionne qu’il sert une cause, une cause pour laquelle il se dit prêt à mourir. De plus, le concept de «soldat du Christ» propre aux missionnaires du 17e siècle est clairement perceptible dans les propos du jésuite. En effet, il est un des élus de Dieu envoyés en mission dans tous les coins de la planète pour reconstruire un monde chrétien. Ce programme est soutenu par une affirmation lourde de sens, affirmation que reprend d’ailleurs Marquette dans la Narration : Dieu souhaite être «connu de toute les nations».

 

Le lendemain, l’équipage reprend sa route avec deux Miamis donnés pour guides devant une foule «qui ne pouvait assez s’étonner de voir sept Français, seuls, et dans deux canots, oser entreprendre une expédition si extraordinaire et si hasardeuse.» (p. 252-253) Encore une fois, cette remarque prouve que la Narration est rédigée au retour du voyage d’expédition puisque Marquette ne pouvait pas qualifier l’opération en ces termes avant de l’avoir véritablement terminée. La présence des deux Miamis s’explique par le fait que Marquette fait un présent aux anciens (présent dont la teneur n’est malheureusement pas exposée) afin que ceux-ci accordent, selon les propos de Marquette, «deux guides pour nous mettre dans notre route» (p. 252). En plus de ces deux autochtones, les anciens leurs remettent en guise de présent une natte leur servant de lit «pendant tout notre voyage». (p. 252)

 


Gravure illustrant un portage, sur laquelle on y voit Marquette porter des bagages alors que l’équipage transporte les deux canots. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 114.

Bien qu’ayant en main les informations nécessaires pour poursuivre le voyage, Marquette justifie cette aide des Miamis par le fait que «le chemin est partagé de tant de marais et de petits lacs, qu’il est aisé de s’y égarer, d’autant plus que la rivière qui y mène [la rivière aux Renards] est si chargée de folle avoine qu’on a peine à en reconnaître le canal; c’est en quoi nous avions bien besoin de nos deux guides, aussi nous conduisirent-ils heureusement jusqu’à un portage de 2,700 pas, et nous aidèrent-ils à transporter nos canots pour entrer dans cette rivière [la rivière Meskousing, ou Wisconsin], après quoi ils s’en retournèrent, nous laissant seuls en ce pays inconnu, entre les mains de la Providence.» (p. 253) C’est ainsi que les explorateurs quittent les eaux connues, «les eaux qui vont jusqu’à Québec», pour emprunter «celles qui nous conduisent désormais dans des terres étrangères.» (p. 253) Ces extraits n’exposent-ils pas toute l’angoisse de l’inconnu? La mention de Marquette voulant qu’ils sont laissés à eux-mêmes pour le reste du parcours expose cet état d’esprit. Dans un tel contexte, il n’est guère étonnant que le missionnaire s’en remette à la Providence.

 

Pour s’assurer de la protection du Tout-Puissant, mais aussi pour atténuer l’angoisse qui pèse sur chacun des participants de l’expédition, Marquette mentionne que l’équipage complète le même rituel à chaque embarquement : «nous commençâmes tous ensemble une nouvelle dévotion à la sainte Vierge Immaculée, que nous pratiquâmes tous les jours, lui adressant des prières particulières pour mettre sous sa protection et nos personnes et le succès de notre voyage; et, après nous être encouragés les uns les autre, nous montons en canot». (p. 253) À n’en pas douter, le courage de tous ces hommes fait face à une angoisse tout aussi amplifiée. Le parcours s’avère périlleux et les explorateurs doivent naviguer sur une rivière (la Meskousing) «fort large» au fond sablonneux causant «diverses battures, lesquelles rendent la navigation très-difficile [sic]». (p. 254) Aux dires de Marquette, la Meskousing est pleine «d’îles couvertes de vignes», mais ses bords semblent être de «bonnes terres entremêlées de bois, de prairies et de coteaux» où le missionnaire arrive à distinguer diverses essences d’arbre : «des chênes, des noyers, des bois blancs, et une autre espèce d’arbres, dont les branches sont armées de longues épines.» (p. 254) À cette description de la flore s’ajoute des précisions quant à la faune de la même rivière. Marquette mentionne qu’il n’a vu «ni gibier, ni poisson, mais bien des chevreuils et des vaches en assez grande quantité». (p. 254)

 

En somme, c’est un Marquette fort soulagé d’avoir surmonté cette angoisse avec tous les membres de l’équipage qui écrit : «nous entrons heureusement dans Mississipi [sic], le 17 juin, avec une joie que je ne peux pas expliquer.» (p. 254) Cette absence de mot pour décrire leur état d’esprit est compréhensible dans la mesure où leur angoisse se dissipe au simple fait que leur premier mandat est enfin complété : ils savent désormais comment se rendre au Mississippi. Mais leur «glorieuse mission» est loin d’être terminée puisqu’ils ont le mandat de voir l’embouchure de ce fleuve. Quoi qu’il en soit, nous supposons que ce sentiment de joie et de triomphe a dû affecter positivement le moral de la troupe.

 

La quatrième section de la Narration englobe «toutes les singularités» du Mississippi que Marquette remarque durant la navigation de la troupe sur cette «rivière si renommée». (p. 255) Les descriptions du missionnaire sont pertinentes car elles permettent d’illustrer les éléments qui suscitent l’émerveillement des explorateurs. Bien que cette section donne l’impression de ne pas contenir d’arguments utiles pour l’héroïsation du jésuite, elle renferme pourtant une série de détails propres au récit héroïque. Par conséquent, tout se joue dans la façon que ces descriptions sont rapportées. Ainsi, il nous importe d’en retracer sommairement son contenu pour bien saisir la suite des événements, mais aussi et surtout, pour valider le procédé du récit héroïque employé par Marquette pour raconter son voyage d’exploration en sol inconnu. Voici donc, en rafale, les descriptions qu’en donne Marquette dans les pages 255 à 260 de la Narration.

 

«Marquette et Jolliet passent du Wisconsin au Mississipi». Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 116.

Tirant son origine «de divers lacs» situés dans «le pays des peuples du nord», la «rivière de Mississipi [sic]» est «étroite à la décharge de Miskous [i.e. la rivière Mescousing]» et son courant est «lent et paisible». À la droite du fleuve, «on voit une grande chaîne de montagnes fort hautes, et à la gauche de belles terres.» De largeur «fort inégale» s’échelonnant de «trois arpents» (au plus étroit) à «trois quarts de lieues» (au plus étendu), la rivière est «coupée d’îles en divers endroits». Une fois rendu au 42e degré d’élévation, le paysage «change de face» : «il n’y a presque plus de bois ni de montagnes; les îles sont plus belles et couvertes de plus beaux arbres; nous ne voyons que des chevreuils et des vaches, des outardes et des cygnes sans ailes, parce qu’ils quittent leurs plumes en ce pays.»

 

Jusqu’à ces lignes, les descriptions données par Marquette n’ont rien de spectaculaires. Par contre, la suite de son récit capte davantage l’imaginaire du lecteur par des rencontres avec des animaux étranges ou monstrueux, des éléments qui ne sont pas sans rappeler un lien direct avec le style littéraire propre au récit héroïque. C’est donc sans trop d’étonnement que nous retrouvons dans la Narration des passages de ce type puisque Marquette doit «affronter» un univers inconnu. Sans contredit, son récit doit inévitablement refléter ce combat. C’est dans cette optique qu’il écrit : «Nous rencontrons de temps en temps des poissons monstrueux, un desquels donna si rudement contre notre canot, que je crus que c’était un gros arbre qui l’allait mettre en pièce. Une autre fois nous aperçûmes sur l’eau un monstre qui avait une tête de tigre, le nez pointu comme celui d’un chat sauvage, avec la barbe et des oreilles droites élevées en haut […]»

 

Il relate ensuite qu’ils ont pêché «une espèce de poisson fort extraordinaire» ressemblant à la truite, puis qu’ils ont remarqué que «les coqs d’Inde ont pris la place du gibier; et les pisikious [i.e. les bisons] ou bœufs sauvages, celle des autres bêtes.» Marquette semble fort impressionné par cet animal puisqu’il consacre près de deux pages à donner une multitude de détails sur celui-ci. Ses informations sont justes et précises :

 

« […] ils sont bien semblables à nos bœufs domestiques; ils ne sont pas plus longs, mais ils sont près d’une fois plus gros et plus corpulents; nos gens en ayant tué un [Marquette parle ici des membres de l’équipage], trois personnes avaient bien de la peine à le remuer. Ils ont la tête fort grosse; le front plat et large d’un pied et demi entre les cornes, qui sont entièrement semblables à celles de nos bœufs, mais elles sont noires et beaucoup plus grandes. Ils ont sous le col comme une falle [i.e. une peau qui pend au cou], qui pend en bas, et sur le dos une bosse assez élevée. Toute la tête, le col, et une partie des épaules sont couverts d’un grand crin comme celui des chevaux. C’est une hure longue d’un pied, qui les rend hideux, et, leur tombant sur les yeux, les empêche de voir devant eux. Le reste du corps est revêtu d’un gros poil frisé, à peu près comme celui de nos moutons, mais bien plus fort et plus épais; il tombe en été, et la peau devient douce comme du velours. C’est pour lors que les Sauvages les emploient pour s’en faire de belles robes qu’ils peignent de diverses couleurs. La chair et la graisse des pisikious est excellente et fait le meilleur mets des festins. Au reste, ils sont très-méchants [sic], et il ne se passe point d’année qu’ils ne tuent quelque Sauvage. Quand on vient les attaquer, ils prennent, s’ils peuvent, un homme avec leurs cornes, l’enlèvent en l’air, puis ils le jettent contre terre, le foulent des pieds, et le tuent; si on tire de loin sur eux ou de l’arc ou du fusil, il faut, sitôt après le coup, se jeter par terre et se cacher dans l’herbe; car s’ils aperçoivent celui qui a tiré, ils courent après et le vont attaquer. Comme ils ont les pieds gros et assez courts, ils ne vont pas bien vite pour l’ordinaire, si ce n’est lorsqu’ils sont irrités. Ils sont épars dans les prairies, comme des troupeaux; j’en ai vu une bande de quatre cents.» (p. 256 à 258)

 

Cliché d’un bison nord-américain.  Image prise sur le site de Wikipedia, The Free Encyclopedia, à la page suivante : http://en.wikipedia.org/wiki/Bison.


Les lignes se rapportant aux bisons sont lourdes de sens puisque Marquette y relate ni plus ni moins ce qu’il a entendu dire des Amérindiens. Nous ne remettons pas en doute le fait qu’il ait vraisemblablement vu des bisons, mais nous sommes d’avis qu’il n’a jamais été témoin de la chasse de ceux-ci par les autochtones. Ainsi, les descriptions qu’il en donne reflètent certainement ses propres perceptions, mais les passages portant sur les méthodes de chasse employées ainsi que sur la férocité du bison proviennent nécessairement des récits que lui ont faits les «Sauvages». Quant à la quantité, il est fort peu probable que Marquette ait véritablement vu un troupeau si nombreux en longeant le Mississippi. Ce nombre impressionnant, quatre cents, fait certes davantage référence au nombre que donnent les Amérindiens dans leurs récits.

 

La crainte de ce monde inconnu est une fois de plus bien palpable dans l’extrait suivant, où Marquette rapporte la façon de procéder de l’équipage quand vient la nuit : «nous nous tenons bien sur nos gardes; c’est pourquoi nous ne faisons qu’un petit feu à terre sur le soir, pour préparer nos repas, et après souper, nous nous en éloignons le plus que nous pouvons, et nous allons passer la nuit dans nos canots, que nous tenons à l’ancre sur la rivière, assez loin des bords; ce qui n’empêche pas que quelqu’un de nous ne soit toujours en sentinelle, de peur de surprise.» (p. 258)

 

Le 25 juin, la troupe aperçoit des pistes d’homme ainsi qu’un «petit sentier assez battu». (p. 258) Après examen de celui-ci, l’équipage est d’avis qu’il s’agit d’un chemin conduisant à un village autochtone. Laissant les deux canots «sous la garde de nos gens», Jolliet et Marquette entreprennent «cette découverte assez hasardeuse pour deux hommes seuls, qui s’exposent à la discrétion d’un peuple barbare et inconnu.» (p. 259) À environ «deux lieues» de marche (8 kilomètres), les deux compagnons découvrent «un village sur le bord d’une rivière [127] , et deux autres sur un coteau écarté du premier d’une demi-lieue.» (p. 259) Aux dires du missionnaire, ils sont si près des Amérindiens qu’ils les entendent même parler. Dans un pareil contexte, Marquette fait appel au Tout-Puissant : «nous nous recommandâmes à Dieu de bon cœur, et ayant imploré son secours, nous passâmes outre sans être découverts». (p. 259)

 

Ainsi donc, l’intervention divine joue à nouveau un rôle déterminant dans la poursuite des événements. Vient ensuite le temps pour les deux acolytes de se manifester à ces Amérindiens, ce qu’ils font «par un cri que nous poussâmes de toutes nos forces». À ce cri de ralliement, les autochtones sortent de leurs habitations et, une fois qu’ils ont constaté qu’il ne s’agit pas d’une présence ennemie, réservent un accueil des plus chaleureux aux deux explorateurs. Marquette résume cet épisode en ces termes :



« […] nous ayant probablement reconnus pour Français, surtout voyant une Robe noire, ou du moins n’ayant aucun sujet de défiance, puisque nous n’étions que deux hommes, et que nous les avions avertis de notre arrivée, ils députèrent quatre vieillards, pour nous venir parler, dont deux portaient des pipes à prendre du tabac, bien ornées et empanachées de divers plumages. Ils marchaient à petit pas, et élevant leurs pipes vers le soleil, ils semblaient lui présenter à fumer, sans néanmoins dire aucun mot. Ils furent assez longtemps à faire le peu de chemin depuis leur village jusqu’à nous. Enfin, nous ayant abordés, ils s’arrêtèrent pour nous considérer avec attention.» (p. 259-260)

 

De par ce simple cérémonial, Marquette sait qu’il se trouve en territoire sécuritaire : «Je me rassurai, voyant ces cérémonies qui ne se font parmi eux qu’entre amis, et bien plus quand je les vis couverts d’étoffe, jugeant par là qu’ils étaient de nos alliés.» (p. 260) Le missionnaire entame alors la discussion et leur demande qui ils sont, ce à quoi les «Sauvages» répondent qu’ils sont des Illinois. En guise de témoignage de paix, ces Illinois présentent alors aux deux explorateurs leur «pipe pour pétuner» et les invitent à entrer dans leur village, «où tout le peuple nous attendait avec impatience.» (p. 260) Marquette précise finalement que «ces pipes à prendre le tabac s’appellent en ce pays des calumets». (p. 260)

«Les Illinois de Peouarea [Péorias] recevant le P. Marquette». Peinture de William W. Gibbs inspirée de la peinture murale de l’église St. Mary de Montréal. À noter que cette composition de Gibbs est fort similaire au «Pere Marquette and the Indians» de Wilhelm Lamprecht. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 122.



La section suivante de la Narration, soit la cinquième section, détaille plus en profondeur cet accueil chaleureux que les Illinois réservent à Jolliet et Marquette. Marquette raconte alors qu’à «la porte de la cabane où nous devions être reçus était un vieillard qui nous attendait dans une posture assez surprenante, qui est la cérémonie qu’ils gardent quand ils reçoivent des étrangers. Cet homme était debout et tout nu, tenant ses mains étendues et levées vers le soleil […]» (p. 260-261) Avec une formule de politesse des plus conviviales, ce même vieillard complimente alors les nouveaux venus en ces termes : «Que le soleil est beau, Français, quand tu nous viens visiter; tout notre bourg t’attend, et tu entreras en paix dans toutes nos cabanes.» (p. 261) Cette formule de courtoisie vise certainement à souligner que les explorateurs sont les bienvenus dans le village, sans plus. Elles ne font pas de Marquette et de Jolliet des sauveurs, mais plutôt des amis ou des alliés de cette population amérindienne. Or, les commémorations futures de Marquette reprendront cette expression à leur façon pour en donner une toute autre interprétation. C’est d’ailleurs dans cette optique que nous pouvons lire la phrase gravée sur le socle de la statue de Marquette à Laon : «Le soleil n’est jamais aussi éclatant, ô Français, que lorsque tu viens nous voir.» Sans contredit, le message de cette paraphrase de la Narration est beaucoup plus lourd de sens. Il sous-entend rien de moins que le génie français a contribué à éclairer les populations ignorantes et indigènes.

 

Marquette poursuit son récit en nous informant que le vieil homme les introduit alors dans sa cabane, «où il y avait une foule de monde, qui nous dévorait des yeux, et qui cependant gardait un profond silence. On entendait néanmoins ces paroles qu’on nous adressait de temps en temps et d’une voix basse : ‘‘Que voilà qui est bien, mes frères, de ce que vous nous visitiez.’’» (p. 261) Cette expression, «mes frères», illustre sans l’ombre d’un doute que les Amérindiens perçoivent les visiteurs européens sur le même pied d’égalité qu’eux. En somme, ces Français ne sont pas supérieurs à leurs yeux, mais bel et bien égaux. Voilà sur quelles bases se déroule la rencontre entre les autochtones et les explorateurs. Après avoir pris place chez leur hôte, Marquette nous mentionne qu’on leur «fit la civilité ordinaire du pays, qui est de nous présenter le calumet. Il ne faut pas le refuser, si on ne veut passer pour ennemi ou du moins pour incivil; pourvu qu’on fasse semblant de fumer, c’est assez.» (p. 261) À noter que ce passage demeure relativement évasif sur le choix adopté par Marquette : s’est-il contenté de faire semblant de fumer ou a-t-il goûté au tabac ? Bien qu’il ne le précise pas, la formulation employée pour relater l’incident, de même que l’absence de détails concernant la saveur du tabac, nous amènent à croire qu’il s’est contenté de faire semblant de fumer. D’ailleurs, relevons qu’un tel comportement est certainement recommandé pour tout bon missionnaire jésuite du 17e siècle.

 

«Jolliet et Marquette chez les Péorias». Peinture de Charles Huot, Musée de Québec. Le 25 juin 1673, Jolliet et Marquette sont accueillis dans un village de Péorias. Selon le discours traditionnel, c’est à cet endroit qu'un vieil homme s'exclame alors : « Le soleil n'est jamais aussi éclatant, ô Français, que lorsque tu viens nous voir ». Image puisée sur le site du Musée virtuel de la Nouvelle-France incorporé à la Société du Musée canadien des civilisations, à la page suivante : http://www.civilisations.ca/vmnf/explor/marqu_f5.html. Illustration reproduite avec l’autorisation de la Société du Musée canadien des civilisations (SMCC).

Pendant cet épisode, les deux étrangers reçoivent ensuite une invitation de la «part du grand capitaine de tous les Illinois, de nous transporter en sa bourgade, où il voulait tenir conseil avec nous.» (p. 261) Tous deux s’y rendent alors «en bonne compagnie». Marquette explique ceci par le fait que les Illinois «qui n’avaient jamais vu de Français chez eux, ne se lassaient point de nous regarder. Ils se couchaient sur l’herbe le long des chemins, ils nous devançaient, puis il retournaient sur leurs pas, pour nous venir voir encore; tout cela se faisait sans bruit et avec les marques d’un grand respect qu’ils avaient pour nous.» (p. 261-262) Il s’avère alors étonnant de constater à quel point le concept d’inconnu se métamorphose dans cette section de la Narration. Ainsi, nous passons de l’inconnu appréhendé par les explorateurs visitant de nouvelles régions, à l’inconnu des Illinois recevant pour la première fois des étrangers français sur leur territoire. En revanche, affirmons que ces Illinois, bien que visités pour la première fois par des Européens, sont tout de même déjà au fait de leur présence sur le continent. La surprise n’est donc pas tant de rencontrer des hommes blancs, mais plutôt de les voir venir chez eux.

 

Une fois arrivés au «bourg du grand capitaine», Marquette et Jolliet le voient à «l’entrée de la cabane, au milieu de deux vieillards, tous trois debout et nus, tenant leur calumet tourné vers le soleil.» (p. 262) Le capitaine les félicite alors de leur arrivée, puis leur présente son calumet et les fait fumer au moment où ils entrent dans sa cabane, «où nous reçûmes toutes leurs caresses ordinaires.» (p. 262) Une fois tout le monde assemblé, Marquette prend la parole pour expliquer les quatre motifs justifiant sa présence en ces lieux :

 

«Par le premier, je leur disais que nous marchions en paix pour visiter les nations qui étaient sur la rivière jusqu’à la mer. Par le second, je leur déclarai que Dieu qui les a créés avait pitié d’eux, puisqu’après tant de temps qu’ils l’ont ignoré, il voulait se faire connaître à tous ces peuples, que j’étais envoyé de sa part pour ce dessein, que c’était à eux à le reconnaître et à lui obéir. Par le troisième, que le grand capitaine des Français leur faisait savoir que c’était lui qui mettait la paix partout, et qui avait dompté l’Iroquois. Enfin, par le quatrième, nous les priions de nous donner toutes les connaissances qu’ils avaient de la mer, et des nations par lesquelles nous devions passer pour y arriver.» (p. 262)

 

Ce passage est fort pertinent pour comprendre la façon dont l’Européen aborde le «Sauvage». Il est clair que le nouvel arrivant se positionne comme étant celui qui détient la science et le savoir, celui qui vient éclairer de son génie ces ignorants amérindiens n’ayant ni foi, ni loi, ni roi. N’est-ce pas, d’ailleurs, le mandat précis des missionnaires du 17e siècle? Or, paradoxalement, ce passage nous informe que ce même Européen dit supérieur a véritablement besoin de l’appui de l’autochtone puisqu’il se trouve en territoire inconnu. Par ailleurs, la façon dont Marquette aborde la relation entre Dieu et les «Sauvages» est tout à fait typique de la pensée du temps. En somme, cette mentalité veut que ce soit les Amérindiens qui aient ignoré Dieu, et non Dieu qui les ait ignorés. C’est pourquoi, toujours selon la mentalité à la mode en ce temps, ce sont ces mêmes autochtones qui ont la responsabilité et le devoir de le reconnaître et de lui obéir.

 

Si le discours de Marquette correspond en tous points à la pensée missionnaire alors en vigueur pour justifier leur entreprise, la réponse du capitaine comporte tous les éléments supplémentaires pour l’endosser. Ainsi, Marquette rapporte que

 

«le capitaine se leva, et tenant la main sur la tête d’un petit esclave qu’il nous voulait donner, il parla ainsi : ‘‘Je te remercie, Robe noire, et toi, Français, -s’adressant à M. Jolliet,- de ce que vous prenez tant de peine pour nous venir visiter; jamais la terre n’a été si belle ni le soleil si éclatant qu’aujourd’hui, jamais notre rivière n’a été si calme, ni si nette de rochers que vos canots ont enlevés en passant; jamais notre pétun [tabac] n’a eu si bon goût, ni nos blés n’ont paru si beaux que nous les voyons maintenant. Voici, mon fils, ce que je te donne pour te faire connaître mon cœur, je te prie d’avoir pitié de moi et de toute ma nation. C’est toi qui connais le grand Génie qui nous a tous faits. C’est toi qui lui parle et qui écoute sa parole. Demande-lui qu’il me donne le vie et la santé, et viens demeurer avec nous pour nous le faire connaître.’’ Cela dit, il mit le petit esclave proche de nous, et nous fit un second présent, qui était un calumet tout mystérieux, dont ils font plus d’état que d’un esclave. Il nous témoignait par ce présent l’estime qu’il faisait de monsieur notre Gouverneur, sur le récit que nous lui en avions fait; et par un troisième, il nous priait, de la part de toute sa nation, de ne pas passer outre, à cause des grands dangers où nous nous exposions.» (p. 262-263)

 

Ce passage illustre bien que les Amérindiens reconnaissent les pouvoirs des missionnaires, qu’ils placent au même titre que les chamans. Marquette n’échappe pas à cette règle. Aux yeux des Illinois, il connaît le grand Manitou des blancs et a le pouvoir de converser avec lui. Le simple fait d’être l’interprète de Dieu lui confère un statut particulier au sein de ces Illinois qui ne connaissent pas encore tous les ravages causés par les épidémies liées à la présence d’Européens. De plus, ils ne mettent pas en doute les propos du missionnaire car son message libérateur et évangélisateur provient d’une méthode qui s’apparente à celle du monde chamanique. En effet, tout comme le chaman, Marquette est le seul à pouvoir parler et interpréter les paroles divines. La confiance est donc de mise. En revanche, ceci ne signifie pas que les Illinois souhaitent devenir catholiques. Ils souhaitent plutôt la protection et la bénédiction du Tout-Puissant des nouveaux arrivants, un manitou qu’ils incorporent à leurs croyances.

 

Selon la Narration, Marquette rétorque alors à l’avertissement du capitaine qu’il ne craint point la mort : «je n’estimais point de plus grand bonheur que de perdre la vie pour la gloire de Celui qui a tout fait.» (p. 263-264) Dans cet extrait, une remarque lourde de sens est ajoutée à l’argument de Marquette: «C’est ce que ces pauvres peuples ne purent comprendre.» (p. 264) Cette remarque, fort probablement un ajout de Dablon, illustre à merveille le sentiment jésuite stipulant que les missionnaires sont des «soldats du Christ» envoyés pour combattre, au péril de leur vie, l’ignorance des peuples dans l’ombre.

 

Aux dires de Marquette, ce conseil est alors suivi d’un grand festin comportant quatre services : un grand plat de sagamité (farine de blé d’inde bouillie dans l’eau et assaisonnée de graisse), un plat de trois poissons, un grand chien et une pièce de bœuf sauvage (bison) «dont on nous mit à la bouche les morceaux les plus gras.» (p. 264) Le missionnaire précise que les Illinois retirent du festin le troisième service, à savoir le grand chien, car les explorateurs refusent d’en manger. Après le repas, Marquette ajoute qu’il leur «fallut aller visiter tout le village, qui est bien composé de 300 cabanes.» (p. 264) Il explique également que «pendant que nous marchions par les rues, un orateur haranguait continuellement pour obliger tout le monde à nous voir, sans nous être importuns». (p. 264) À n’en pas douter, les deux compagnons de voyage bénéficient d’un accueil des plus chaleureux en ce pays des Illinois. Ceci dit, il n’est pas étonnant de constater que Jolliet désire s’y établir quelques années plus tard, et que Marquette fasse la promesse d’y retourner l’année suivante.

 

Le jésuite rapporte d’ailleurs cette promesse faite aux Illinois en ces termes : «Nous couchâmes dans la cabane du capitaine, et le lendemain nous prîmes congé de lui, promettant de repasser par son bourg dans quatre lunes. Il nous conduisit jusqu’à nos canots avec près de 600 personnes, qui nous virent embarquer, nous donnant toutes les marques qu’ils pouvaient de la joie que notre visite leur avait causée. Je m’engageai en mon particulier, en leur disant adieu, que je viendrais l’an prochain demeurer avec eux pour les instruire.» (p. 265) Dans les faits, il ne sera pas en mesure de tenir cette promesse à cause de sa santé fragile et de son décès précipité. Par contre, soulignons que d’autres missionnaires prendront le flambeau et vont ouvrir des missions dans cette région peu de temps après son passage. Marquette conclut ainsi cette cinquième section, ajoutant simplement qu’il souhaite aborder les mœurs et coutumes des Illinois dans la section suivante.

 

Toute l’estime de Marquette envers ces Illinois est résumée dans le premier paragraphe de la sixième section de la Narration : «Qui dit Illinois, c’est comme qui dirait, en leur langue, les hommes, comme si les autres Sauvages, auprès d’eux, ne passaient que pour des bêtes; aussi faut-il avouer qu’ils ont un air d’humanité que nous n’avons pas remarqué dans les autres nations que nous avons vues sur notre route.» (p. 265) En clair, aux yeux du missionnaire, les Illinois paraissent moins «sauvages» que les autres populations amérindiennes qu’il a rencontrées depuis qu’il est en mission au Canada. En revanche, ce qui ressort encore plus de cet extrait, c’est l’infériorité conférée aux Amérindiens par les arrivants du continent européen.

 

Le court séjour de Marquette en ce pays des Illinois l’impressionne suffisamment pour avoir l’intention d’y retourner, mais aussi pour que sa Narration y consacre neuf pages de descriptions concernant leurs mœurs et coutumes, ainsi que de l’importance du calumet et de la danse qu’ils font en son honneur. Nous tenterons ici de faire un survol rapide des éléments contenus dans cette section se référant aux pages 265 à 273 du manuscrit. Soulignons dès le départ que cette section s’apparente étrangement à une description anthropologique des Illinois tant par sa formulation que par les précisions qu’elle renferme.

 

Aux dires de Marquette, les Illinois sont «divisés en plusieurs bourgades», dont quelques-unes sont éloignées de celle des Péorias, le village où les explorateurs ont été accueillis. Il précise qu’il lui est facile de communiquer avec les Péorias car ceux-ci emploient une langue se rapprochant de la famille algonquine. Parallèlement, le missionnaire stipule que ces Illinois sont d’un «naturel doux et traitable» en raison de la réception empreinte de gestes d’amitié et de bienvenue que les deux explorateurs ont reçue. (p. 266) Le jésuite parle également de la polygamie des Illinois, mentionnant qu’ils «ont plusieurs femmes dont ils sont extrêmement jaloux. Ils les veillent avec un grand soin, et ils leur coupent le nez ou les oreilles quand elles ne sont pas sages. J’en ai vu plusieurs qui portaient les marques de leurs désordres.» (p. 266)

 

 

Dans la Narration, les Péorias passent pour avoir «le corps bien fait» et être particulièrement de bons guerriers. À ce chapitre, Marquette mentionne qu’ils «sont belliqueux et se rendent redoutables aux peuples éloignés du sud et de l’ouest, où ils vont faire des esclaves, desquels ils se servent pour trafiquer, les vendant chèrement à d’autres nations pour d’autres marchandises.» (p. 266-267) Dans la même veine, l’auteur précise que les capitaines se «distinguent des soldats par des écharpes rouges qu’ils portent». (p. 267) Ces Illinois utilisent des fusils qu’ils se procurent grâce au commerce effectué avec des nations alliées des Français. Par contre, ils les emploient essentiellement pour faire peur à leurs ennemis ne connaissant pas encore cette arme. De ce fait, ils sont davantage «lestes et adroits à tirer de l’arc et de la flèche». (p. 266) Côté nourriture, Marquette stipule qu’ils n’ont «jamais souffert de famine» puisque la chasse dont ils dépendent est abondante dans ce pays, et que les récoltes de blé d’inde sont toujours bonnes. Par ailleurs, le missionnaire ajoute que ceux-ci cultivent également les fèves, les melons ainsi que les citrouilles. (p. 267) Pour habitations, ils construisent des cabanes «fort grandes» à la fois «couvertes et pavées de nattes faites de joncs». (p. 267) Quant à leur vaisselle, celle-ci se compose d’éléments provenant des forêts et des têtes de bœufs «dont ils savent si bien accommoder le crâne, qu’ils s’en servent pour manger aisément leur sagamité.» (p. 267)

 

Le passage où Marquette relate la relation entre les Illinois et leur façon de concevoir la guérison de la maladie est à la fois fort intéressant et représentatif des coutumes amérindiennes. Sans essayer de comprendre la logique autochtone, le jésuite la résume en ces termes : «Ils sont libéraux dans leurs maladies, et croient que les médicaments qu’on leur donne opèrent à proportion des présents qu’ils auront faits au médecin.» (p. 267-268) D’un point de vue vestimentaire, Marquette remarque que les femmes sont «toujours fort modestement vêtues» (p. 268), alors que les hommes ne prennent pas la peine de se couvrir. Dans un autre passage, le jésuite relate à nouveau une coutume qui échappe à sa logique européenne, mais une coutume pourtant fort répandue auprès des populations amérindiennes :

 

«Je ne sais par quelles superstitions quelques Illinois, aussi bien que quelques Nadouessis, étant encore jeunes, prennent l’habit des femmes qu’ils gardent toute leur vie. Il y a du mystère; car ils ne se marient jamais, et font gloire de s’abaisser à faire ce que font les femmes. Ils vont pourtant en guerre, mais ils ne peuvent se servir que de la massue, et non pas de l’arc ni de la flèche qui sont les armes propres des hommes. Ils assistent à toutes les jongleries et aux danses solennelles qui se font à l’honneur du calumet. Ils y chantent, mais ils n’y peuvent pas danser. Ils sont appelés aux conseils, où l’on ne peut rien décider sans leurs avis. Enfin par la profession qu’ils font d’une vie extraordinaire, ils passent pour des manitous, c’est-à-dire pour des génies ou des personnes en conséquence.» (p. 268)

 

Loin de nous l’idée d’expliquer plus en profondeur cette coutume pourtant bien présente dans diverses nations amérindiennes. Par contre, sans nous éterniser sur le sujet, mentionnons simplement que Marquette, tout comme l’ensemble de ses confrères missionnaires du 17e siècle, partait avec un bagage l’incitant à sous-estimer l’univers religieux des Amérindiens. Or, à ce moment précis de son expédition, il se rend certainement compte que leur quotidien en est fortement imprégné.

 

Ainsi s’achève le condensé que donne Marquette par rapport aux mœurs et coutumes des Illinois. Le reste de la section se rapporte précisément à l’estime que ces mêmes Amérindiens ont pour le calumet, tout en esquissant une description de la danse qu’ils exécutent en son honneur. À première vue, ces longues pages, bien que fort détaillées, ne semblent pas des plus pertinentes pour notre essai. En effet, elles apportent beaucoup de précisions quant aux rituels entourant le calumet, mais elles ne permettent pas, de prime abord, d’y déceler la perception de Marquette face à l’inconfort que représente l’inconnu du pays des Illinois dans lequel il se trouve. Pourtant, nous croyons qu’il est nécessaire de dresser un portrait global de ce que représente le calumet pour les Illinois afin d’y relever toute la symbolique entourant cet objet. D’ailleurs, la pertinence de saisir toute l’importance de cet objet mythique réside dans le fait que Marquette reçoit l’un de ces fameux calumets pour poursuivre son voyage d’exploration, mais aussi et surtout, qu’il a eu à s’en servir pour se sortir d’une situation périlleuse [128] .

 

«Marquette and Joliet [sic] meeting Native Americans in Illinois during their exploration of the upper Mississippi .» Gravure sur bois.  Document d’archives EXPL2A-00113 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.

Comme l’écrit Marquette : «Il n’est rien parmi eux ni de plus mystérieux ni de plus recommandable [que le calumet]. On ne rend pas tant d’honneur aux couronnes et aux sceptres des rois qu’ils lui en rendent. Il semble être le dieu de la paix et de la guerre, l’arbitre de la vie et de la mort. C’est assez de le porter sur soi et de le faire voir pour marcher en assurance au milieu des ennemis, qui, dans le fort du combat, mettent bas les armes quand on le montre. C’est pour cela que les Illinois m’en donnèrent un pour me servir de sauvegarde parmi toutes les nations par lesquelles je devais passer dans mon voyage.» (p. 268-269) Encore une fois, nous sommes devant un extrait démontrant que la Narration a été écrite au retour du voyage du Père Marquette. En effet, l’auteur mentionne déjà la fonction qu’aura le calumet durant son voyage d’exploration. Comme nous le verrons dans la huitième section, cet objet mythique sauve l’équipage d’un grand danger. Par conséquent, Marquette ne se contente pas de nous exposer les vertus racontées d’un élément symbolique de la nation amérindienne, il tient plutôt à valider les vertus qu’il a lui-même expérimentées durant l’expédition. Conscient de cet élément important du récit, n’est-il pas juste de supposer que Marquette consacre autant de lignes à nous instruire sur le calumet tout simplement parce qu’il a eu à s’en servir pour se sortir d’une situation inquiétante ?


Avec cette information en tête, poursuivons plus en détail notre analyse du discours en lien avec le calumet. Dès le départ, le missionnaire souligne qu’il existe deux sortes de calumet : un pour la paix et l’autre pour la guerre. Ceux-ci se distinguent par les couleurs des plumages servant d’ornements. À ce chapitre, il mentionne que le rouge est «marque de guerre», mais ne précise pas quelles sont les couleurs qui définissent la paix. (p. 269) En ce qui a trait à la fonction des calumets, le jésuite rapporte que les Amérindiens s’en servent principalement «pour terminer leurs différends, pour affermir leurs alliances, et pour parler aux étrangers.» (p. 269)

 

Cliché d’un calumet de paix de la tribu des Lakotas (Sioux). À noter que lors des premiers contacts avec les Européens, cet objet cérémonial a été utilisé par de nombreuses communautés amérindiennes d’Amérique du Nord. Image prise sur le site de Wikipedia, The Free Encyclopedia, à la page suivante : http://en.wikipedia.org/wiki/Calumet_%28Native_American%29.


Quoi qu’il en soit, aux dires du missionnaire, il existe une corrélation à faire entre le soleil et le calumet puisque les «Sauvages» présentent toujours l’instrument en question au soleil quand «ils veulent obtenir du calme, ou de la pluie, ou du beau temps [129] .» (p. 269) Le rituel s’accompagne généralement d’une danse du calumet, «qui est fort célèbre parmi ces peuples, [et qui] ne se fait que pour des sujets considérables». (p. 269-270) L’auteur énumère ici des motifs variés : «quelquefois c’est pour affermir la paix, ou se réunir pour quelque grande guerre ; c’est d’autres fois pour une réjouissance publique : tantôt on en fait l’honneur à une nation qu’on invite d’y assister, tantôt ils s’en servent à la réception de quelque personne considérable, comme s’ils voulaient lui donner le divertissement du bal ou de la comédie». (p. 270)

 

De toute évidence, c’est sous ce dernier motif que les Illinois accomplissent le rituel du calumet dont a été témoin Marquette. Il s’agit donc ni plus ni moins d’un rituel de bienvenue exécuté par les autochtones afin d’accueillir convenablement des étrangers alliés dans leur village. Or, le fait que le missionnaire mentionne à deux reprises que cette danse s’effectue que pour «des sujets considérables» ne sous-entend-t-il pas qu’il entretient la croyance que les indigènes reconnaissent toute la soi-disant supériorité de la nation française venue apporter ses bienfaits aux populations amérindiennes ? À tout moins, il est clair que le jésuite se plaît à jouer les invités de marque et qu’il endosse volontiers l’habit du «sujet considérable». Il se positionne ainsi comme une personne supérieure, détenant la connaissance, et se méritant par le fait même tout le respect et l’accueil chaleureux dont il bénéficie au sein des Illinois.

 

Toujours à la page 270, Marquette décrit l’atmosphère et le lieu dans lesquels se déroule la cérémonie pendant la saison estivale. Il stipule que le tout s’effectue en «rase campagne» et qu’une fois que la place est choisie, «on l’environne tout à l’entour d’arbres pour mettre tout le monde à l’ombre de leurs feuillages, pour se défendre des chaleurs du soleil.» (p. 270) Au milieu de la place est alors étendue une «grande natte de joncs, peinte de diverses couleurs» servant de tapis au trophée et à l’objet symbolisant le manitou. (p. 270) Ceci dit, l’explorateur s’intéresse tout particulièrement à la disposition des objets ainsi qu’aux protagonistes du rituel. Selon l’auteur, la danse débute une fois que tous les objets sont bien disposés. À ce chapitre, Marquette énumère essentiellement une série d’armes de guerre servant de trophée (massue, hache d’armes, arc, carquois et flèches). Ce fameux trophée, situé à la droite du manitou, est d’ailleurs dédié en l’honneur de ce dieu (ou manitou) de la personne effectuant la danse. Ce dernier peut prendre diverses formes, allant d’une pierre à un animal tel qu’un oiseau ou un serpent. Une fois que le lieu est prêt pour la cérémonie, «ceux qui sont nommés pour chanter prennent la place la plus honorable sous les feuillages ; ce sont les hommes et les femmes qui ont les plus belles voix, et qui s’accordent parfaitement bien ensemble ; tout le monde vient ensuite se placer en rond sous les branches, mais chacun en arrivant doit saluer le manitou, ce qu’il fait en pétunant et jetant de sa bouche la fumée sur lui, comme s’il lui présentait de l’encens.» (p. 271)

 

Cette mise en scène illustre à merveille toute l’importance que revêt cette cérémonie amérindienne. Parallèlement, la suite du rituel suscite l’émerveillement de Marquette puisque ce dernier n’hésite pas à comparer la danse du calumet, et ce à deux reprises, à une scène du ballet de France. Ce commentaire fort élogieux s’avère plutôt surprenant. En effet, n’oublions pas qu’il est formulé par un missionnaire jésuite du 17e siècle, soit un religieux qui considère les Amérindiens comme des ignorants, donc des êtres inférieurs. Par conséquent, cette critique favorable ne laisse planer aucun doute sur l’estime que porte Marquette envers les Illinois. Ceci dit, voyons plus attentivement ce qui stupéfie autant l’explorateur français.

 

Le célèbre jésuite rapporte le déroulement de la danse en ces termes :

 

«Celui qui doit commencer la danse paraît au milieu de l’assemblée, et va d’abord avec respect prendre le calumet ; et le soutenant des deux mains, il le fait danser en cadence, s’accordant bien avec l’air des chansons ; il lui fait faire des figures bien différentes ; tantôt il le fait voir à l’assemblée, se tournant de côté et d’autre, et tantôt il le présente au soleil, comme s’il le voulait faire fumer ; tantôt il l’incline vers la terre, et tantôt il lui étend les ailes comme pour voler ; d’autres fois il l’approche de la bouche des assistants, afin qu’ils fument, le tout en cadence ; et c’est comme la première scène du ballet [130] .» (p. 271)

 

La teneur de ce que Marquette appelle la seconde scène consiste

 

«en un combat qui se fait au son d’une espèce de tambour, qui succède aux chansons, ou même qui s’y joignant s’accorde fort bien ensemble ; le danseur fait signe à quelque guerrier de venir prendre les armes qui sont sur la natte, et l’invite à se battre au son des tambours ; celui-ci s’approche, prend l’arc et la flèche, avec la hache d’armes, et commence le duel contre l’autre, qui n’a point d’autre défense que le calumet. Ce spectacle est fort agréable, surtout se faisant toujours en cadence ; car l’un attaque, l’autre défend ; l’un porte des coups, l’autre les pare ; l’un fuit, l’autre le poursuit, et puis celui qui fuyait tourne le visage, et fait fuir son ennemi ; ce qui se passe si bien par mesure et à pas comptés et au son réglé des voix et des tambours, que cela pourrait passer pour une assez belle entrée de ballet en France.» (p. 271-272)

 

Quant à la troisième et dernière scène, elle

 

«consiste en un grand discours que fait celui qui tient le calumet ; car le combat étant fini sans sang répandu, il raconte les batailles où il s’est trouvé, les victoires qu’il a remportées ; il nomme les nations, les lieux, et les captifs qu’il a faits ; et pour récompense, celui qui préside à la danse lui fait présent d’une belle robe de castor, ou de quelque autre chose, et l’ayant reçue, il va présenter le calumet à un autre, jusqu’à ce que tous ayant fait leur devoir, le président fait présent du calumet même à la nation qui a été invitée à cette cérémonie, pour marque de la paix éternelle qui sera entre les deux peuples.» (p. 272)

 

Le contenu descriptif de la sixième section de la Narration prend ainsi fin. Marquette n’y ajoute qu’une transcription du premier couplet d’une chanson «qu’ils ont coutume de chanter». (p. 272) Concernant celle-ci, l’explorateur souligne qu’«ils leur donnent un certain ton qu’on ne peut assez exprimer par la note, qui néanmoins en fait toute la grâce». (p. 272) Il est suggéré au lecteur de se référer à l’annexe 2 pour s’imprégner de cet extrait de la chanson se retrouvant à la page 273 du manuscrit.

 

 

Le premier séjour de Marquette parmi les Péorias tire à sa fin puisque les explorateurs décident qu’il est temps de poursuivre leur route. C’est dans cette optique que l’auteur entame la septième section de la Narration : «Nous prenons congé de nos Illinois sur la fin de juin ; vers les trois heures après-midi, nous nous embarquons à la vue de tous ces peuples, qui admiraient nos petits canots, n’en ayant jamais vus de semblables.» (p. 274) Bien que ce passage fasse état de l’étonnement des Illinois à la vue des embarcations des Français, il comporte également un élément pertinent à notre analyse, à savoir le «nos Illinois». La formulation peut paraître anodine, mais elle reflète sans contredit qu’une certaine familiarité s’est installée entre les deux groupes. Enfin, ce passage illustre une fois de plus une évidence : cette nation amérindienne a fait très bonne figure auprès de Marquette.

 

Le paragraphe suivant posa longtemps problème aux chercheurs puisque sa formulation n’a pas de sens : «Nous descendons suivant le courant de la rivière appelée Pekitanouï [Missouri], qui se décharge dans le Mississipi [sic] venant du nord-ouest, de laquelle j’ai quelque chose de considérable à dire, après que j’aurai raconté ce que j’ai remarqué sur cette rivière [131] .» (p. 274) Sans contredit, cet extrait est mal formulé. En effet, nous savons qu’à ce moment-ci du voyage, Jolliet et Marquette quittent le village des Péorias situé approximativement à la hauteur de la rivière Des Moines. Or, cette dernière est à plusieurs kilomètres au nord de la rivière Missouri. De plus, il est clair que Jolliet et Marquette ont repris leur voyage sur le Mississippi, et non sur le Missouri, puisque les canots ainsi que les autres membres de l’équipage étaient demeurés sur les rives du Mississippi. La suite du récit démontre d’ailleurs clairement que l’équipage n’a ni remonté, ni descendu le Missouri. Les explorateurs sont simplement passés devant son embouchure au fort débit d’eau. D’ailleurs, Marquette décrit le rocher se trouvant sur la rive du Mississippi où sont peints des monstres, endroit rencontré avant d’arriver à  l’embouchure de la Pekitanouï.

 

Ainsi, il apparaît assez évident qu’une «ligne a été sautée par le copiste, et par le premier des copistes, puisque la lacune se trouve en tous les manuscrits [132] .» Cette erreur classique des copistes de sauter une ligne s’explique par le fait que le mot «rivière» se trouvait vraisemblablement en deux lignes consécutives. Ceci dit, comme le suggère Campeau, nous pouvons restaurer le passage défectueux ainsi : «Nous descendons, suivant le courant de la rivière [Mississippi jusqu’à l’embouchure de la rivière] appelée Pékitanouï, qui se décharge dans Mississipi [sic] venant du nord-ouest, de laquelle j’ai quelque chose de considérable à dire, après que j’aurai raconté ce que j’ai remarqué sur cette rivière [133] .» De cette façon, ce fragment de la Narration retrouve à la fois sa logique et sa pertinence.

 

En résumé, l’équipage quitte les Illinois et reprend sa navigation sur le Mississippi, à une hauteur évaluée à quelques kilomètres au nord de l’embouchure de la rivière Des Moines. Poursuivant leur exploration, Marquette remarque «un simple» qui lui «paru[t] fort extraordinaire». (p. 274) Il s’agit en fait d’une plante dont la description faite par le jésuite ne nous permet pas de l’identifier clairement. Le missionnaire semble d’ailleurs impressionné par la diversité de la flore de cette région du Mississippi. À ce chapitre, soulignons qu’il énumère une série d’arbres fruitiers dont certains nous paraissent difficiles à reconnaître. Ainsi, il mentionne avoir remarqué «quantité de mûres aussi grosses que celles de France, et un petit fruit que nous prîmes d’abord pour des olives, mais il avait le goût d’orange, et un autre fruit gros comme un œuf de poule ; nous le fendîmes en deux, et parurent deux séparations, dans chacune desquelles il y a huit ou dix fruits enchâssés ; ils ont la figure d’amande et sont fort bons quand ils sont mûrs. L’arbre néanmoins qui les porte a très-mauvaise [sic] odeur, et sa feuille ressemble à celle du noyer ; il se trouve aussi dans les prairies un fruit semblable à des noisettes, mais plus tendres.» (p. 274-275)

 

Aperçu d’une branche de pacanier, le noyer d'Amérique.

Le fruit de la grosseur d’un œuf de poule est sans contredit la noix de pacane. La description faite par Marquette de ce fruit, de même que de l’arbre, est suffisamment précise pour les identifier. À ce chapitre, soulignons que les pacaniers proviennent du bassin du Mississippi et font partie de la même famille que les noyers, d’où son appellation de «noyers d’Amérique». Son fruit, une noix plus aplatie et d’un goût très fin, est désigné sous le vocable de pécan (ou pacane), nom tirant son origine du mot algonquin «pakan», signifiant tout simplement «noix». Les informations offertes par Marquette concernant la flore, bien qu’elles semblent à première vue peu importantes en ce qui a trait à notre analyse, confirment pourtant que l’expédition du missionnaire et de ses compagnons est un voyage d’exploration et de reconnaissance du Mississippi. En fait, Marquette se doit de rapporter le maximum d’informations en lien avec cette région afin de la rendre à la fois «connue» et accessible à ses successeurs. À n’en pas douter, le mandat de Marquette, en tant que missionnaire jésuite, ne se limite pas au simple fait d’évangéliser des peuples ignorants. Il a également la responsabilité tout aussi importante de faire connaître à ses supérieurs, de même qu’à l’ensemble du monde chrétien, le milieu dans lequel il évolue. Cette affirmation est d’autant plus significative dans l’optique où Marquette se dit l’élu de Dieu chargé d’explorer et de reconnaître le Mississippi.

 

Poursuivant leur navigation, l’équipage se retrouve à nouveau devant un univers hostile. Soulignons qu’une fois de plus, la façon dont Marquette rapporte les composantes de cet environnement est empreinte du procédé littéraire propre à l’épopée missionnaire. Ainsi, tous les éléments rencontrés prennent des proportions gigantesques et effrayantes puisqu’ils relèvent de l’inconnu. C’est dans cette optique que le jésuite mentionne que les canotiers côtoient «des rochers affreux pour leur hauteur et pour leur longueur». (p. 275) Mais, encore plus impressionnantes sont les peintures illustrant les «monstres» dont les Illinois avaient maintes fois parlé à Marquette. Ceux-ci se trouvent désormais devant eux :

 

« […] nous vîmes sur un de ces rochers deux monstres en peinture, qui nous firent peur d’abord, et sur lesquels les Sauvages les plus hardis n’osent pas arrêter longtemps les yeux. Ils sont gros comme un veau ; ils ont des cornes en tête comme des chevreuils, un regard affreux, des yeux rouges, une barbe comme d’un tigre ; la face a quelque chose de l’homme, le corps couvert d’écailles, et la queue si longue qu’elle fait tout le tour du corps, passant par-dessus la tête et retournant entre les jambes. Elle se termine en queue de poisson. Le vert, le rouge et le noirâtre sont les trois couleurs qui le composent. Au reste, ces deux monstres sont si bien peints que nous ne pouvons pas croire qu’aucun Sauvage en soit l’auteur, puisque les bons peintres en France auraient peine à si bien faire, vu que d’ailleurs ils sont si haut sur le rocher, qu’il est difficile d’y atteindre commodément pour les peindre.» (p. 275-276)


 

Détail somme toute fidèle du «Piasa Bird» («l’oiseau qui dévore les hommes», ou encore «l’oiseau de l’esprit malveillant») tel que Franquelin l’a dessiné sur sa carte du Mississippi datant de 1678 : «Carte gnlle [générale, sic] de la France septentrionale contenant la découverte du pays de Ilinois [sic]. Faite par le sieur Jolliet. A Monseigneur Colbert confeiller [sic] du Roy […]» Carte manuscrite en couleurs, ornementée, dédiée et envoyée à Colbert par Duschesneau, intendant de la Nouvelle-France. Archives nationales du Canada, reproduction NMC 18278. Il est à noter que de 1674 à 1693, le premier cartographe et hydrographe du roi Jean-Baptiste-Louis Franquelin trace diverses cartes que les gouverneurs et les intendants joignent à leurs dépêches envoyées en France. Il est généralement admis que les plus grandes et les plus belles cartes produites au 17e siècle au Canada sont l’oeuvre de Franquelin. Véritable professionnel, il acquiert une solide réputation en coloriant ses cartes et en insérant une abondante iconographie à ses tracés géographiques (ours, hérons, castors, belettes, cerfs, renards, chameaux, etc.). Ceci dit, Franquelin n’a jamais vu les croquis réalisés par Marquette concernant «les monstres» rencontrés lors de la première expédition de 1673 puisque ces documents ne nous sont jamais parvenus. Il a donc vraisemblablement élaboré cette image du «Piasa Bird» en se basant sur la description contenue dans le récit de Marquette. Illustration puisée dans la section «The Piasa bird in Alton, Illinois», sur le site de greatriverroad.com, à la page suivante : http://www.greatriverroad.com/Cities/Alton/PiasaBird.htm. Photographie reproduite avec l’autorisation de John Tomlinson de greatriverroad.com.


Malheureusement, aucune reproduction du dessin d’origine de ces monstres, effectué par Marquette, ne nous est parvenue. Pourtant, le missionnaire dit les avoir reproduits : «Voilà à peu près la figure de ces monstres comme nous l’avons contretirée [sic, i.e. calquée].» (p. 276) S’il y a véritablement existé une illustration de ces peintures de la main du jésuite, aucune copie de ce même dessin n’a été faite et son original a certainement disparu lors du naufrage de Jolliet au Sault Saint-Louis. En revanche, nous ne disposons d’aucun élément nous permettant de mettre en doute la parole du jésuite puisque ces «monstres» existent depuis des centaines d’années sur les falaises de calcaire situées à proximité de la ville actuelle d’Alton, en Illinois. Communément appelé «Piasa Bird», le plus populaire de ces dessins s’inscrit dans une série de pictogrammes peints sur les falaises du Mississippi, falaises longeant le fleuve de la municipalité de Grafton à celle d’Alton, toutes deux dans l’état actuel de l’Illinois. À titre indicatif, notons que celles-ci atteignent des proportions de l’ordre des 40 à 50 pieds de hauteur. En ce sens, il n’est pas étonnant que Marquette mette l’accent sur ces «rochers affreux pour leur hauteur et pour leur longueur».

 

Cliché du Piasa Bird («l’oiseau qui dévore les hommes», ou encore «l’oiseau de l’esprit malveillant») tel que nous pouvions l’observer sur les falaises d’Alton (Illinois) lors de la première restauration de la peinture en 1934. À noter que le dessin d’origine avait été supprimé suite à des travaux de dynamitage de la région. Illustration puisée à même l’article de Charles Harnett intitulé «The Piasa Monster Bird». Le texte et l’image sont hébergés sur le site angelfire.com, à la page suivante : http://www.angelfire.com/electronic/bodhidharma/piasa.html.

Sans l’ombre d’un doute, la description des plus précises que nous offre Marquette dans sa Narration se réfère au pictogramme du «Piasa Bird». Ce dernier, tout comme les autres pictogrammes de l’endroit, est l’œuvre de populations amérindiennes ayant autrefois habité à proximité du fleuve. Ainsi, contrairement à ce qu’en pense Marquette, ce sont véritablement les «Sauvages» qui ont peint cette œuvre digne des «bons peintres de France». Notons au passage que la remarque de Marquette voulant qu’il ne puisse ««croire qu’aucun Sauvage en soit l’auteur» tient du fait qu’il tente toujours d’expliquer l’inconnu en le comparant à un univers connu, soit la France. Ainsi, la qualité et la précision de ces peintures sont telles que sa conscience lui interdit de croire qu’elles puissent être l’œuvre de populations qu’il juge inférieures aux Français. Par ricochet, il sème involontairement la confusion quant à la paternité de ces pictogrammes puisqu’il ne peut pas admettre qu’ils soient l’œuvre des autochtones. En conséquent, il préfère laisser planer le mystère, n’arrivant pas lui-même à expliquer la présence de ces «monstres» sur les rochers.

 

Cliché du Piasa Bird («l’oiseau qui dévore les hommes», ou encore «l’oiseau de l’esprit malveillant») tel que nous pouvons l’admirer sur les falaises d’Alton (Illinois) depuis 1998. Illustration puisée à même l’article de Charles Harnett intitulé «The Piasa Monster Bird». Le texte et l’image sont hébergés sur le site angelfire.com, à la page suivante : http://www.angelfire.com/electronic/bodhidharma/piasa.html.

Ceci dit, les Illinois auraient baptisé ce fameux monstre «Piasa» (Pie-a-saw), ce qui signifie «l’oiseau qui dévore les hommes», ou encore «l’oiseau de l’esprit malveillant». À la fois reptile, oiseau, mammifère et poisson, ce «monstre» est illustré à l’aide de couleurs fort symboliques : le rouge signifie la guerre et la vengeance, le noir illustre la mort et le désespoir, alors que le vert se rapporte à l’espoir et au triomphe de la mort. Au fil des ans, le dessin a été supprimé, relocalisé à divers endroits et reproduit à maintes reprises afin de faciliter l’expansion de la ville d’Alton. L’actuel «Piasa Bird» que nous pouvons admirer est en quelque sorte une restauration plutôt fidèle du pictogramme d’origine et date de 1998. Soulignons que sans les efforts des citoyens locaux, du gouvernement et de certains hommes d’affaires, nous ne pourrions pas admirer à nouveau cette peinture effacée durant plusieurs années des falaises de l’endroit.

 

Ce qui ressort de l’extrait de la Narration, outre la fidèle description du «Piasa Bird» qu’en fait Marquette, est la tentative du jésuite de minimiser la symbolique de ce «monstre». Il reconnaît que l’équipage a peur à la vue des pictogrammes, mais il tient à justifier cette peur en stipulant que «les Sauvages les plus hardis n’osent pas arrêter longtemps les yeux» sur ceux-ci. Ainsi, les explorateurs se positionnent comme des êtres plus courageux que les «Sauvages» puisqu’ils osent regarder ces «monstres» qui effraient tant les Amérindiens. Or, cette affirmation de Marquette nous illustre à merveille son incompréhension de la symbolique du pictogramme. En effet, il est vrai que les «Sauvages» lui ont parlé des monstres du Mississippi. Souvenons-nous de l’avertissement des Illinois de la Folle-Avoine : «la grande rivière est très-dangereuse [sic] quand on n’en sait pas les endroits difficiles; qu’elle [est] pleine de monstres effroyables qui dévor[ent] les hommes et les canots tout ensemble; qu’il y a même un démon qu’on entend de fort loin, qui en ferme le passage et qui abîme ceux qui osent en approcher». (p. 247)

 

Or, nous croyons que les Illinois n’ont pas peur des «monstres en peinture» illustrés sur les rochers, mais plutôt de ce qui se présente ensuite sur le fleuve. D’ailleurs, pourquoi auraient-ils peur de leurs propres pictogrammes ? En réalité, le véritable «démon» n’est en fait que le fort débit d’eau qui se déverse dans le Mississippi à l’embouchure du Petikanouï (Missouri). Les pictogrammes servent donc d’avertissement à un danger potentiel qui attend les navigateurs. C’est ni plus ni moins un point de repère. Nous ne nions pas que la légende du Piasa, «l’oiseau qui dévore les hommes», existe chez les Illinois. Par contre, nous sommes plutôt d’avis que les Amérindiens ne font qu’attribuer à cet esprit maléfique les dangers mortels de l’embouchure du Missouri. Par extension, nous croyons que dans la logique amérindienne, ce «démon», ou manitou maléfique, opère au sein de toutes les embouchures de rivières importantes donnant sur la «grande rivière» (l’Ohio, par exemple). Ainsi, la dernière phrase de la mise en garde des Illinois de la Folle-Avoine prend tout son sens : «il y a même un démon qu’on entend de fort loin, qui en ferme le passage et qui abîme ceux qui osent en approcher». (p. 247) À l’évidence, Marquette n’a jamais saisi cette symbolique du Piasa. Cet esprit malin qui, selon les Illinois, contrôle cette région précise du Mississippi, décidant ni plus ni moins de qui doit vivre et qui doit mourir. En résumé, le jésuite n’avait pas à se méfier des pictogrammes, ou encore s’attendre à rencontrer un tel monstre sur sa route. Il aurait plutôt dû y déceler un avertissement que «l’esprit malin», le fameux «démon», le guette et que le danger que représente l’embouchure du Missouri est éminent.

 

D’ailleurs, la ressemblance entre les propos de Marquette quant à l’embouchure de cette rivière et l’avertissement autochtone est frappante : «Comme nous nous entretenions sur ces monstres, voguant paisiblement dans une belle eau claire et dormante, nous entendîmes le bruit d’un rapide dans lequel nous allions tomber. Je n’ai rien vu de plus affreux ; un embarras de gros arbres entiers, de branches, d’ilets [sic] flottants, sortait de l’embouchure de la rivière Pekitanouï avec tant d’impétuosité, qu’on ne pouvait s’exposer à passer au travers sans grand danger. L’agitation était telle que l’eau en était toute boueuse, et ne pouvait s’épurer.» (p. 276) Sans contredit, la mise en garde du pictogramme s’avère efficace pour ceux qui en connaissent la symbolique puisqu’il s’écoule peu de temps avant que Marquette et son équipage entendent le «démon», soit le bruit produit par l’eau à l’embouchure du Missouri.

 

«Le canot du P. Marquette dans un rapide». Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 141.

Le missionnaire reste muet en ce qui a trait à la façon dont l’équipage passe outre cette embouchure tumultueuse. Par contre, nous pouvons supposer en toute logique que les canotiers ont tout simplement navigué le long de l’autre rive du Mississippi afin d’éviter tout risque de blessures inutiles. À en croire la Narration, c’est à cet endroit que Jolliet et Marquette envisagent que le Mississippi se décharge dans le golfe du Mexique : «Nous jugeons bien par le rumb de vent que tient le Mississipi [sic], s’il continue dans la même route, qu’il a sa décharge dans le golfe du Mexique». (p. 276) Leur hypothèse est renforcée par le fait que les Illinois leur ont longuement parlé que la rivière Pekitanouï permettait d’accéder à la mer Vermeille. Or, ils se trouvent désormais devant cette soi-disant route menant à la Californie : «Pekitanouï est une rivière considérable, qui venant d’assez loin du côté du nord-ouest, se décharge dans le Mississipi [sic] ; plusieurs bourgades de Sauvages sont placées le long de cette rivière, et j’espère par son moyen faire découverte de la mer Vermeille ou de Californie.» (p. 276)

 

La tentation de naviguer sur le Missouri pour aboutir à la mer Vermeille est alors à son plus fort et nous croyons que les explorateurs ont certainement caressé l’idée de modifier leur parcours. Ce questionnement se reflète dans l’extrait où Marquette mentionne qu’

 

«il serait bien avantageux de trouver celle [la rivière] qui conduit à la mer du Sud, vers la Californie, et c’est, comme j’ai dit, ce que j’espère de rencontrer par Pekitanouï, suivant le rapport que m’en ont fait les Sauvages, desquels j’ai appris qu’en refoulant cette rivière pendant cinq ou six journées, on trouve une belle prairie de vingt ou trente lieues [134] de long. Il faut la traverser allant au nord-ouest ; elle se termine à une autre petite rivière, sur laquelle on peut s’embarquer, n’étant pas bien difficile de transporter les canots par un si beau pays tel qu’est cette prairie. Cette seconde rivière a son cours vers le sud-ouest pendant dix ou quinze lieues [135] , après quoi elle entre dans un petit lac qui est la source d’une autre rivière profonde, laquelle va au couchant, où elle se jette dans la mer. Je ne doute presque point que ce ne soit la mer Vermeille». (p. 276-277)

 

Or, même si la possibilité d’atteindre la Californie emballe autant Marquette, et certainement tout l’équipage, le groupe maintient le cap sur sa mission initiale, à savoir de s’assurer de l’endroit où se décharge le Mississippi. De fait, ils en ont une bonne idée, mais ils n’en ont pas encore la certitude. C’est ce qui explique certainement qu’ils décident de reprendre leur navigation sur la «grande rivière». Ceci dit, Marquette note tout de même sur sa carte autographe du Mississippi certaines informations concernant les bourgades amérindiennes longeant le Missouri. Ces annotations prouvent que Marquette souhaite réellement s’y rendre un jour. D’ailleurs, ne le mentionne-t-il pas à plusieurs reprises dans son récit ? Pourtant, soulignons que les informations que nous donne Marquette dans sa Narration font paraître la Californie à portée de main des explorateurs, soit à quelques centaines de kilomètres. Dans les faits, même s’il est vrai que l’accès à la Californie est envisageable par l’entremise du Missouri et de divers cours d’eau qui l’embranchent, la distance à parcourir est beaucoup plus grande qu’il ne semble l’imaginer puisqu’elle se chiffre en plusieurs milliers de kilomètres. Ainsi, il a en sa possession certaines informations amérindiennes utiles concernant cette rivière, mais il n’en demeure pas moins que ce territoire plus à l’ouest est un territoire fortement méconnu des Européens. Finalement, gardons en mémoire que le passage menant à la Californie, par l’intermédiaire du Missouri, ne sera établi qu’avec le voyage d’exploration de Lewis et Clark en 1804-1806, soit près de 130 ans après le voyage de Jolliet et Marquette.

 

De ce fait, il est clair que la quête du passage menant à la mer Vermeille capte l’imaginaire collectif des Européens de l’époque. Marquette n’échappe pas à cette réalité et caresse également l’idée de participer à l’exploration de ce cours d’eau dans un futur rapproché. Ce souhait, il le formule à plusieurs reprises dans son récit. Et, une fois de plus, il est clair que c’est dans une optique apostolique que le jésuite envisage d’y laisser sa marque : «je ne désespère pas d’en faire un jour la découverte [en référence à la mer Vermeille], si Dieu m’en fait la grâce et me donne la santé, afin de pouvoir publier [136] l’Évangile à tous les peuples de ce nouveau monde, qui ont croupi si longtemps dans les ténèbres de l’infidélité.» (p. 277) Remarquons la dernière phrase lourde de sens du missionnaire qui martèle une fois de plus l’ignorance des «Sauvages», ces Amérindiens qui, dans la pensée jésuite du temps, doivent être rescapés par la foi chrétienne. C’est sur ce discours évangélisateur que s’achève la septième section de la Narration de Marquette.

 

Reproduction assez fidèle du Piasa Bird peint sur les rochers dits «inaccessibles» d’Alton Bluff. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 139.

Naviguant direction sud, l’équipage parcourt environ vingt lieues [137] avant de parvenir à l’embouchure de la rivière Ouabouskigou (Ohio, ou «belle rivière»). Au début de cette huitième section, Marquette évalue la position de celle-ci à «trente-six degrés d’élévation.» (p. 278) Une fois de plus, le «démon» Piasa attend les voyageurs : «nous passons par un lieu redoutable aux Sauvages, parce qu’ils estiment qu’il y a un manitou, c’est-à-dire un démon qui dévore les passants, et c’est de quoi nous menaçaient les Sauvages, qui nous voulaient détourner de notre entreprise.» (p. 278) Ce passage vient valider notre hypothèse voulant que le «démon» se manifeste ainsi par l’intermédiaire d’une force de la nature incontrôlable, à savoir un fort courant d’eau provoqué par le déversement d’une rivière importante dans le fleuve Mississippi. Ainsi, n’est-il pas normal que Marquette fasse état de l’esprit du manitou simplement aux deux embouchures majeures qu’il a côtoyées ? C’est sans surprise que nous constatons que ces deux embouchures, soit celle du Missouri ainsi que celle de l’Ohio, sont celles détenant les plus forts débits d’eau parmi les affluents rencontrés par l’équipage tout au long de leur parcours. Sans nous éterniser sur le sujet, il nous apparaît assez évident que les mises en garde des Illinois se référaient à l’esprit maléfique contrôlant, toujours dans la logique amérindienne, ces deux endroits spécifiques.

 

Or, ne remarquant aucun pictogramme et n’ayant pas eu de difficultés à traverser l’endroit, Marquette ridiculise les pouvoirs de ce manitou : «Voici ce démon, c’est une petite anse de rochers haute de vingt pieds, où se dégorge tout le courant de la rivière, lequel étant repoussé contre celui qui le suit et arrêté par une île, qui est proche, est contraint de passer par un petit canal, ce qui ne se fait pas sans un furieux combat de toutes ces eaux, qui rebroussent les unes sur les autres, et sans un grand tintamarre qui donne de la terreur à des Sauvages, qui craignent tout.»  (p. 278) Marquette balaie ainsi du revers de la main le danger potentiel que représente ce courant d’eau de la rivière Ohio pouvant causer bien des maux de tête à des navigateurs munis d’embarcations somme toute rudimentaires. Pour le missionnaire, c’est tout le génie français qui l’emporte une fois de plus sur d’ignorants amérindiens «qui craignent tout». D’ailleurs, ce jugement gratuit n’est-il pas paradoxal ? En effet, Marquette ne cesse de s’inspirer des témoignages amérindiens pour accomplir son voyage, mais n’hésite pas à rabaisser constamment les croyances autochtones. Certes, son but est de justifier sa mission apostolique. Pourtant, sans endosser la croyance amérindienne en ce manitou, Marquette était en mesure de valider que ce courant représente bel et bien un danger considérable pour les navigateurs. En résumé, le discours de Marquette reflète une fois de plus la mentalité de l’époque voulant que la soi-disant supériorité européenne écrase l’ignorance des Sauvages. Dans ce passage précis, c’est le «démon» Piasa que Marquette vient clouer au tapis, justifiant par le fait même l’entreprise missionnaire dont il est le représentant.

 

Marquette poursuit son récit en décrivant les populations amérindiennes pacifiques qui longent l’Ohio, à savoir les Chaoüanons. Le jésuite estime que ceux-ci sont forts nombreux et «nullement guerriers», ajoutant que «ce sont ces peuples que les Iroquois vont chercher si loin pour leur faire la guerre sans aucun sujet ; et parce que ces pauvres gens ne savent pas se défendre, ils se laissent prendre et emmener comme des troupeaux». (p. 278) Cette précision peut sembler anodine, mais elle indique clairement que Marquette y voit un potentiel d’évangélisation. N’oublions pas que le mandat de Marquette est de répandre le catholicisme au sein de populations ignorantes. À n’en pas douter, le missionnaire perçoit ces Amérindiens comme des âmes réceptives à la bonne parole de Dieu.

 

L’auteur décrit à nouveau l’environnement dans lequel il évolue. Il retrace le relief, la faune et la flore de cette région. Il mentionne qu’il est entouré d’une «terre grasse de trois sortes de couleur, de pourpre, de violet et de rouge.» (p. 279) Celle-ci donne d’ailleurs une teinte de «la couleur de sang» (p. 279) lorsqu’elle vient en contact avec l’eau. Sur les bords de la rivière surgissent peu à peu «des cannes ou gros roseaux […] d’un vert fort agréable [… en] grande quantité». (p. 279) Bien que Marquette souligne la présence de bœufs sauvages sur le rivage, ce sont plutôt les maringouins qui semblent l’incommoder. Comme il le mentionne, «nous entrons comme dans leur pays.» (p. 279) Pour se prémunir de ces moustiques, l’équipage s’inspire du savoir-faire des Amérindiens qui «élèvent un échafaud, dont le plancher n’est fait que de perches, et par conséquent est percé à jour, afin que la fumée du feu qu’ils font dessous passe au travers, et chasse ces petits animaux qui ne la peuvent supporter ; on se couche sur ces perches, au-dessus desquelles sont des écorces étendues contre la pluie.» (p. 279-280) Cet abri leur est également utile pour combattre les «chaleurs excessives et insupportables de ce pays». (p. 280) S’inspirant des autochtones, l’équipage confectionne «une espèce de cabane avec [leurs] voiles, pour [se] mettre à couvert et des maringouins et des rayons du soleil.» (p. 280) Cette fois-ci, les techniques amérindiennes ont, de toute évidence, le dessus sur le génie français. Signalons rapidement que Marquette passe volontairement sous silence cet avantage autochtone et qu’il ne s’éternise pas sur la contribution du savoir-faire amérindien.

 

Ainsi, retenons que le climat et le paysage se métamorphosent rapidement une fois que l’équipage poursuit sa route depuis l’embouchure de l’Ohio. Il en va de même pour l’attitude adoptée par les populations amérindiennes croisées sur leur passage. En effet, à mesure que progresse la navigation, les «Sauvages» rencontrés par les explorateurs sont de plus en plus méfiants, voire hostiles. Le récit de Marquette nous dresse un bilan de ce changement d’attitude qui s’accentue sans cesse vers une tangente hostile. Ainsi, les accueils se font de moins en moins chaleureux de la part des Amérindiens. C’est dans cette optique que le jésuite rapporte qu’il se passe peu de temps pour que le groupe aperçoive des «Sauvages armés de fusils avec lesquels ils nous attendaient.» (p. 280) Sentant qu’il y a risque de danger, Marquette présente alors à ces indigènes le «calumet empanaché» qu’il a reçu des Péorias, «pendant que [les] Français se mettent en défense, et attend[ent] à tirer que les Sauvages eussent fait la première décharge». (p. 280) Marquette entame la discussion en utilisant des mots hurons. La réponse qu’il reçoit des Amérindiens n’est pas claire, mais le missionnaire l’interprète comme une déclaration de guerre : «ils me répondirent par un mot qui me semblait nous déclarer la guerre.» (p. 280) Peut-être pour justifier sa propre angoisse, l’auteur souligne que la peur règne des deux côtés : «Ils avaient néanmoins autant peur que nous». (p. 280) Finalement, ce qu’il avait pris pour un «signal de guerre» était en fait une «invitation qu’ils [les Amérindiens] nous faisaient de nous approcher, pour nous donner à manger.» (p. 280)

 

Illustration de H. Lawrence Hoffman représentant Marquette brandissant le calumet de paix. Image prise dans l’ouvrage d’August William Derleth, Father Marquette and the great rivers. New York , Farrar, Straus & Giroux, Coll. Vision Books, 1955 , p. 3.

Quoi qu’il en soit, ce passage de la Narration illustre que l’univers inconnu dans lequel évolue Marquette et ses acolytes se fait de moins en moins rassurant. L’argument tient ici du fait que ces Amérindiens ont, en quelque sorte, le dessus sur les explorateurs. En effet, étant armés, cela signifie clairement qu’ils côtoient des Européens. Ainsi, ils sont chez eux et sont familiers avec les façons de faire des nouveaux arrivants. Or, de leur côté, les explorateurs se retrouvent en territoire inconnu, parmi des Amérindiens aux «cheveux longs» tout aussi méconnus et «qui se marquent le corps à la façon des Iroquois». (p. 281) Marquette est alors moins enclin à complimenter ces nouveaux hôtes puisque, de toute évidence, ceux-ci ne s’approvisionnent pas des Français. Tout porte à croire qu’ils fréquentent plutôt les établissements anglais : «ils achetaient les étoffes et toutes autres marchandises des Européens qui étaient du côté de l’est». (p. 281) À ce chapitre, il nous apparaît pertinent de souligner que le cours de la rivière Ohio sillonne, entre autres, les états de la Virginie occidentale ainsi que la Pennsylvanie, deux des premiers états de la colonie anglaise.

 

Sans être ennemis des Français, il n’en demeure pas moins que ces autochtones ne représentent pas véritablement des alliés. Cette constatation explique certainement le fait que Marquette ne s’éternise pas sur cette nation amérindienne. Ceci dit, il lui importe tout de même d’effleurer le fait qu’il poursuit sa conquête d’âmes ignorantes : «je ne vis personne qui me parût avoir reçu aucune instruction pour la Foi. Je leur en donnai autant que je pus avec quelques médailles.» (p. 281) Or, de notre point de vue, Marquette relate sa rencontre avec les Chaoüanons uniquement parce que ceux-ci assurent à l’équipage «qu’il n’y avait plus que dix journée jusqu’à la mer». (p. 281) Ce renseignement, bien qu’erroné, anime pourtant le courage des canotiers qui reprennent l’aviron «avec une nouvelle ardeur.» (p. 281)

 

Le paysage se métamorphose à nouveau, éclipsant les prairies pour faire place à de «hauts bois» : «Les cotonniers, les ormes, et les bois blancs y sont admirables pour leur hauteur et grosseur.» (p. 281) Pourtant, les prairies semblent toujours à proximité puisque «la grande quantité de bœufs sauvages que nous entendions meugler nous fait croire que les prairies sont proche». (p. 281) À la description des cailles aperçues sur le rivage s’ajoute ensuite celle d’un perroquet tué par les explorateurs : « [il] avait la moitié de la tête rouge, l’autre et le col jaunes, et tout le corps vert.» (p. 281) Poursuivant leur navigation sur le Mississippi en direction sud, ils atteignent, «proche des trente-trois degrés d’élévation» (p. 281), un village situé sur les berges du fleuve. Ce dernier a pour nom Mitchigamea.

 

C’est sans contredit à cette bourgade que l’inquiétude de Marquette liée à un univers inconnu atteint son paroxysme. Pour preuve, notons que les propos du jésuite sont empreints de cette peur qui ne cesse de s’accroître. Impuissant, Marquette demande rien de moins que l’assistance de la Sainte Vierge pour dénouer l’impasse dans laquelle il se trouve. À en croire la Narration, c’est d’ailleurs la puissance divine qui protège le «soldat du Christ» ainsi que ses compagnons. Par son style littéraire héroïsant, cet extrait du récit des explorations du Mississippi mérite qu’on s’y attarde avec grand intérêt. Ce passage est l’un des plus significatifs et représentatifs du manuscrit puisqu’il se rapporte directement aux éléments propres à l’épopée missionnaire. Voici donc cet épisode tel que raconté par Marquette :

 

«Nous eûmes recours à notre patronne et à notre conductrice, la sainte Vierge Immaculée ; et nous avions bien besoin de son assistance, car nous entendîmes de loin les Sauvages qui s’animaient au combat par leurs cris continuels. Ils étaient armés d’arcs, de flèches, de massues et de boucliers. Ils se mirent en état de nous attaquer par terre et par eau ; une partie s’embarque dans de grands canots de bois, les uns pour monter la rivière, les autres pour la descendre, afin de nous couper chemin, et nous envelopper de tous côtés ; ceux qui étaient à terre allaient et venaient, comme pour commencer l’attaque. De fait, de jeunes hommes se jetèrent à l’eau, pour se venir saisir de mon canot ; mais le courant les ayant contraints de reprendre terre, un d’eux nous jeta sa massue, qui passa par-dessus nous sans nous frapper. J’avais beau montrer le calumet, et leur faire signe par gestes que nous ne venions pas en guerre, l’alarme continuait toujours, et l’on se préparait déjà à nous percer de flèches de toutes parts, quand Dieu toucha soudainement le cœur des vieillards qui étaient sur le bord de l’eau, sans doute par la vue de notre calumet qu’ils n’avaient pas bien reconnu de loin ; mais comme je ne cessais de le faire paraître, ils en furent touchés, arrêtèrent l’ardeur de leur jeunesse, et même deux de ces anciens, ayant jeté dans notre canot, comme à nos pieds, leurs arcs et leurs carquois pour nous mettre en assurance, ils y entrèrent et nous firent approcher de terre, où nous débarquâmes non pas sans crainte de notre part. Il fallut au commencement parler par gestes, parce que personne n’entendait rien des six langues que je savais ; il se trouva enfin un vieillard qui parlait un peu l’Illinois.» (p. 282-283)

 

«Father Marquette holding peace pipe to greet Native Americans.» Gravure sur bois.  Document d’archives EXPL2A-00194 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.

Sans l’ombre d’un doute, cet incident où Marquette doit affronter un danger imminent vient renforcer son caractère héroïque. En effet, cet extrait s’inscrit tout droit dans la lignée du procédé littéraire propre à l’épopée missionnaire où l’évangélisation des peuples ignorants ne s’effectue pas sans heurts et sans obstacles. N’est-ce pas ce qu’illustre à merveille le fait que Marquette se retrouve encerclé par un nombre impressionnant d’Amérindiens armés, agités et prêts au combat ? En sa qualité d’homme, il est jugé acceptable que le missionnaire ressente la peur. Or, celle-ci ne doit pas l’empêcher de mener son combat spirituel. À ce chapitre, sous un angle religieux, il est clair que l’intercession des Saints joue un rôle déterminant dans le dénouement de cette mésaventure. N’oublions pas que, dans la pensée missionnaire jésuite, Dieu veut se faire connaître de tous les peuples ignorants. De ce fait, n’est-il pas normal que le Tout-Puissant intervienne lorsqu’un de ses élus en a besoin pour poursuivre son entreprise évangélisatrice? Ainsi, c’est à Dieu que revient le mérite d’avoir atténué cette atmosphère tendue puisqu’il est celui qui «toucha soudainement le cœur des vieillards». (p. 282) Par conséquent, l’utilisation du calumet empanaché, qui dans les faits a vraisemblablement été l’instrument ayant freiné le combat, n’est reléguée qu’à un rôle de soutien. Ceci dit, nous sommes d’avis que nous détenons, dans cet extrait, tous les éléments utiles à la Compagnie de Jésus pour indiquer que le Tout-Puissant, de même que la Sainte Vierge, protègent l’exploration de Jolliet et Marquette pour une raison évidente. Cette dernière peut se résumer ainsi : le jésuite n’a pas complété sa mission, mission qui est de servir d’intermédiaire entre les peuples ignorants et le royaume de Dieu. Ainsi, gardons frais en mémoire qu’il est, en sa qualité de missionnaire jésuite, mandaté par Dieu pour accomplir de grandes choses.

 

Vient ensuite le temps pour Marquette de faire part à l’interprète autochtone de son intention de se rendre jusqu’à la mer. Selon lui, les Amérindiens de Mitchigamea comprennent bien ce qu’il leur dit puisqu’ils rétorquent aux membres de l’équipage qu’ils vont «apprendr[e] tout ce qu’ils désire[nt] d’un autre grand village nommé Akansea [Arkansas], qui n’était qu’à huit ou dix lieues plus bas [138] .» (p. 283) En revanche, il n’est pas certain que la teneur de son message apostolique soit aussi bien comprise : «je ne sais s’ils conçurent ce que le leur dis de Dieu et des choses de son salut». (p. 283) Malgré tout, Marquette ne s’en inquiète guère puisqu’il a le sentiment du devoir accompli : «c’est une semence jetée en terre qui fructifiera en son temps.» (p. 283) Cette remarque n’est pas sans rappeler que Marquette s’inscrit directement dans le lignée des missionnaires jésuites du 17e siècle qui se décrivent eux-mêmes comme des laboureurs. Ceci dit, c’est sans trop de surprise que nous apprenons que Marquette et ses acolytes passent la nuit dans cette bourgade «avec assez d’inquiétude». (p. 283) S’achève ainsi la huitième section de la Narration.

 

La partie suivante expose essentiellement la réception offerte aux Français par les Akanseas, ainsi que les motifs ayant incité l’équipage à mettre un terme à l’expédition. Marquette nous informe que les canotiers repartent de Mitchigamea en direction sud «de grand matin» avec l’interprète, puis un canot supplémentaire rempli de dix «Sauvages» qui les conduit jusqu’aux Akanseas. (p. 283) À une «demi-lieue [139] » du village, deux canots d’Akanseas les rejoint pour les escorter jusqu’à la bourgade. Marquette et ses acolytes y reçoivent un accueil chaleureux et trouvent «par bonheur un jeune homme qui entendait l’Illinois beaucoup mieux que l’interprète [...] de Mitchigamea.» (p. 284) Par l’intermédiaire de celui-ci, le jésuite entame son discours évangélisateur. L’audience semble réceptive à ses propos : «ils admiraient ce que je disais de Dieu et des mystères de notre sainte Foi ; ils faisaient paraître un grand désir de me retenir avec eux pour les pouvoir instruire.» (p. 284) Ainsi, la capacité de Marquette de communiquer avec un manitou (Dieu) est certainement ce qui capte l’imaginaire de ce groupe d’Amérindiens. Quoi qu’il en soit, le missionnaire ne peut que se réjouir de cette réceptivité tranchant avec la méfiance des autochtones rencontrés à l’embouchure de l’Ohio.

 

Marquette s’imprègne ensuite de ce que les Akanseas connaissent de la mer où se déverse le Mississippi. Les «Sauvages» lui font part qu’ils ne sont qu’à dix jours de navigation de l’embouchure (une information qui n’est pas exacte) et qu’ils ne connaissent pas les nations qui habitent cette région puisque leurs ennemis les empêchent de commercer avec les Européens qui s’y trouvent. Selon leurs dires, ils s’approvisionnent alors des nations de l’est, de même que d’une bourgade d’Illinois située à quatre jours de leur village. (p. 284-285) Ils insistent sur le fait que les Mitchigameas rencontrés par l’équipage sont leurs ennemis et que ce sont eux qui les empêchent de commercer avec les Européens du sud. Les Akanseas mettent alors Marquette en garde du fait que les Mitchigameas sont fortement armés et aguerris, puis qu’ils occupent continuellement la rivière. (p. 285) Fait à noter, comme il est alors coutume de le faire, les Amérindiens leur apportent sans cesse de la nourriture (sagamité, blé entier, chien, etc.) durant l’entretien. Le missionnaire écrit d’ailleurs que «toute la journée se passa en festins.» (p. 285)

 

L’auteur décrit ses hôtes comme des êtres «officieux et libéraux de ce qu’ils ont, mais […] misérables pour le vivre, n’osant aller à la chasse des bœufs sauvages à cause de leurs ennemis». (p. 285) De toute vraisemblance, les Akanseas sont sous domination des Mitchigameas. De ce fait, ils se nourrissent principalement du «blé d’Inde» qui pousse en abondance dans cette région et qu’ils «sèment en toutes saisons.» (p. 285) Marquette décrit sommairement les membres de cette nation pacifiste de la façon suivante :

 

«Les hommes vont nus, portent les cheveux courts, ont le nez percé […] Les femmes sont vêtues de méchantes peaux, nouent les cheveux en deux tresses, qu’elles jettent derrière les oreilles, et n’ont aucune rareté pour se parer. Leurs festins se font sans aucune cérémonie ; ils présentent aux invités de grands plats dont chacun mange à sa discrétion, et se donnent les restes les uns les autres. Leur langue est extrêmement difficile, et je ne pouvais venir à bout d’en prononcer quelques mots, quelque effort que je pusse faire. Leurs cabanes qui sont faites d’écorce, sont longues et larges […] Ils ne savent ce que c’est que le castor. Leurs richesses consistent en peaux de bœufs sauvages ; ils ne voient jamais de neige chez eux, et ils ne connaissent l’hiver que par les pluies qui y tombent plus souvent qu’en été. Nous n’y avons pas mangé de fruits que des melons d’eau.» (p. 286)



Relevons ici la remarque de Marquette quant à la méconnaissance du castor chez ces Amérindiens. Ce passage sous-entend indirectement une donne fort importante, à savoir que Jolliet et ses compagnons veulent évaluer le potentiel commercial que représente le Mississippi en ce qui a trait à la traite de fourrure. Fait étonnant, c’est la première fois qu’une telle réflexion se retrouve dans la Narration, renforçant ici la thèse que celle-ci est l’œuvre du jésuite [140] .  À l’évidence, la Narration met l’accent sur le caractère religieux de la mission que représente l’exploration du Mississippi. Jolliet n’a certainement pas adopté le même discours dans son récit du même voyage effectué avec le missionnaire. En effet, nous croyons que l’aspect commercial du voyage occupait certainement plus de place dans le récit rédigé par Jolliet. Malheureusement, il nous est impossible de comparer celui-ci avec les écrits de Marquette car toutes les pages de Jolliet ont malheureusement été égarées lors du naufrage de ce dernier au Sault Saint-Louis, en 1674.

 

Le soir venu, les anciens du village tiennent un conseil secret en l’absence des explorateurs. Certains suggèrent alors de «casser la tête» (p. 286) des Européens pour les piller. Marquette nous rapporte que cette proposition est rejetée par le chef de la bande qui interrompt la discussion pour envoyer «quérir» les voyageurs. Le missionnaire rapporte que celui-ci (le chef) effectue alors la danse du calumet devant eux, telle que décrite précédemment, «et pour nous ôter toute crainte, il m’en fit présent.» (p. 287) De toute évidence, ces «Sauvages» ne se présentent pas comme des alliés fidèles aux Français, mais plutôt comme des hôtes relativement respectueux. Quoi qu’il en soit, ce sont les informations ainsi que les précisions apportées par cette nation amérindienne qui s’avèrent d’une grande utilité pour alimenter les réflexions incitant rapidement Jolliet et Marquette à rebrousser chemin. De ce fait, c’est à ce village des Akanseas, situé un peu en dessous de la frontière actuelle de l’Arkansas et de la Louisiane, que prend fin cette exploration du Mississippi.

 

Marquette conclut d’ailleurs la neuvième section de la Narration en nous donnant la teneur des arguments justifiant que l’équipage revienne sur ses pas :

 

«Nous fîmes, M. Jolliet et moi, un autre conseil, pour délibérer sur ce que nous avions à faire, si nous pousserions outre, ou si nous nous contenterions de la découverte que nous avions faite. Après avoir attentivement considéré que nous n’étions pas loin du golfe du Mexique, dont le bassin étant à la hauteur de 32 degrés 60 minutes, et nous nous trouvant à 33 degrés 40 minutes, nous ne pouvions pas en être éloigné de plus de deux ou trois journées [141]  ; qu’indubitablement la rivière Mississipi [sic] avait sa charge dans la Floride ou golfe du Mexique ; non pas du côté de l’est, dans la Virginie, dont le bord de la mer est à 34 degrés que nous avons passés sans néanmoins être encore arrivés à la mer ; non pas aussi du côté de l’ouest à la Californie, parce que nous devions pour cela avoir notre route à l’ouest ou à l’ouest-sud-ouest, et nous l’avons toujours eue au sud. Nous considérâmes de plus que nous nous exposions à perdre le fruit de ce voyage, duquel nous ne pourrions pas donner aucune connaissance si nous allions nous jeter entre les mains des Espagnols, qui sans doute nous auraient du moins retenus captifs. En outre, nous voyions bien que nous n’étions pas en état de résister à des Sauvages alliés des Européens, nombreux et experts à tirer du fusil, qui infestaient continuellement le bas de cette rivière. Enfin, nous avions pris toutes les connaissances qu’on peut souhaiter dans cette découverte. Toutes ces raisons firent conclure pour le retour, que nous déclarâmes aux Sauvages, et pour lequel nous [nous] préparâmes après un jour de repos.» (p. 287-288)


 

«Jolliet plantant le poteau aux armes de la France , au confluent de l’Arkansas et du Mississipi, Juillet 1673». L’endroit marque le lieu où l’équipage prend la décision de rebrousser chemin et de retourner vers la Baie des Puants. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 149.


Ainsi, la mission principale de Jolliet et Marquette est complétée. Sans avoir vu l’embouchure de leurs yeux, ils ont suffisamment progressé vers le Sud pour acquérir la certitude que le Mississippi se décharge dans le golfe du Mexique. Sans contredit, l’équipage est nourri d’une déception de ne pas avoir découvert le tant convoité passage menant à la mer de Californie. En revanche, ils ont la satisfaction de pouvoir faire connaître à la France ce Mississippi jusque-là inconnu des autorités. De plus, tout n’est pas perdu puisque l’espoir de se rendre à la mer Vermeille par l’intermédiaire de la rivière Missouri alimente dorénavant l’imaginaire collectif.

 

Notre analyse de la Narration s’achève avec la dixième et dernière section qui relate très brièvement le retour du missionnaire et de ses compagnons. Marquette résume ce retour ainsi : «Après un mois de navigation en descendant sur le Mississipi [sic], depuis le 42e degré jusqu’au 34e et plus, et après avoir publié l’Évangile, autant que j’ai pu, aux nations que j’ai rencontrées, nous partons le 17 juillet du village des Akansea[s] pour retourner sur nos pas. Nous remontons donc le Mississipi [sic], qui nous donne bien de la peine à refouler ses courants [142]  ; il est vrai que nous le quittons vers le 38e degré, pour entrer dans une autre rivière [143] , qui nous abrége [sic] de beaucoup le chemin, et nous conduit avec peu de peine dans le lac des Illinois [144] .» (p. 288)

 

Illustration de H. Lawrence Hoffman représentant le retour de Marquette à la Mission Saint-François-Xavier. Image prise dans l’ouvrage d’August William Derleth, Father Marquette and the great rivers. New York , Farrar, Straus & Giroux, Coll. Vision Books, 1955 , p. 155.

Le paysage que recèle la rivière des Illinois émerveille le jésuite : «Nous n’avons rien vu de semblable […] pour la bonté des terres, des prairies, des bois, des bœufs, des cerfs, des chevreuils, des chats sauvages, des outardes, des cygnes, des canards, des perroquets, et même des castors ; il y a quantité de petits lacs et de petites rivières.» (p. 288-289) En chemin, l’équipage est reçu dans une bourgade «d’Illinois nommée Kaskaskia, composée de soixante-quatorze cabanes.» (p. 289) Aux dires du jésuite, ces Amérindiens l’obligent «de leur promettre que je retournerai pour les instruire.» (p. 289) N’est-il pas évident, à la lecture de ce passage, que seule la mission de Jolliet est véritablement complétée, alors que la véritable mission de Marquette ne fait que commencer ? En effet, cet extrait sous-entend clairement que le missionnaire entretient le souhait, lié à sa profession, de poursuivre son mandat évangélisateur entamé dans cette région.

 

C’est d’ailleurs le chef des Kaskaskias qui, par le portage de Chicago, escorte les Français jusqu’au lac Michigan. De ce dernier, ils empruntent la baie des Esturgeons, puis regagnent ensuite la baie des Puants vers la fin de septembre, «d’où [ils étaient] partis vers le commencement de juin.» (p. 289) Il est clair que le «soldat du Christ» est désormais en territoire connu. À preuve, l’équipage effectue un arrêt chez les Illinois de Peouarea [145] durant sa remontée de la rivière Illinois. Marquette y passe alors trois jours «à leur publier la Foi dans toutes leurs cabanes». (p. 289) Avant de quitter cette bourgade, les «Sauvages» lui apportent «au bord de l’eau un enfant moribond» que le jésuite s’empresse de baptiser peu avant qu’il ne meure, «par une providence admirable pour le salut de cette âme innocente.» (p. 289) La récupération de cette âme perdue conclut bien l’expédition de Marquette car elle permet à ce dernier de justifier et de valoriser son travail missionnaire entrepris dans les Pays d’en haut. En effet, le jésuite n’a pas eu la chance de sauver une seule âme de «Sauvage» durant son exploration du Mississippi, et ce, même s’il a rencontré et évangélisé un nombre incalculable d’Amérindiens réceptifs à ses enseignements. De toute évidence, Jolliet avait complété sa mission depuis bien longtemps. Or, il importe certainement à Marquette de nous faire part que son travail a également porté fruit. C’est dans cette optique qu’il souligne que : «Quand tout ce voyage n’aurait causé que le salut d’une âme, j’estimais toutes mes peines bien récompensées». (p. 289) Son travail d’exploration est ainsi complété, il ne lui reste qu’à consacrer toutes ses énergies à sa mission apostolique. Ce à quoi il s’affaire dans son second voyage chez les Illinois en 1674, travail dont la teneur nous est rapportée par Claude Dablon dans le Récit.

 

«French missionary and trader carrying a canoe at a portage, North America». Gravure sur bois de Darley.  Document d’archives EXPL2A-00256 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.



Représentation de Marquette dans le Récit [146]

 

Durant l’hiver de 1673-1674, Jolliet est au Sault Sainte-Marie où il s’affaire vraisemblablement à copier son journal de voyage, sa carte ainsi que divers papiers relatifs à l’expédition de 1673. À la fin mai 1674, il remet les doubles de ces documents aux Jésuites de la mission. Il reprend ensuite la navigation vers Québec afin d’informer le Père Dablon des récentes découvertes découlant de la première exploration de la «Grande rivière». Il est fort à parier qu’il souhaite alors profiter de l’occasion pour lui remettre ses écrits. Au cours de ce voyage, il fait naufrage au Sault Saint-Louis, près de Montréal, au début du mois de juillet. Ses trois accompagnateurs, à savoir deux Français, de même que l’esclave illinois remis à l’équipage de la première exploration du Mississippi, y trouvent alors la mort par noyade. La chance jouant en sa faveur, Jolliet s’avère être le seul survivant de cette mésaventure. En revanche, c’est ainsi que disparaissent dans les flots la cassette contenant son journal, sa carte et ses papiers personnels. Par conséquent, Jolliet est alors contraint de n’offrir qu’un compte rendu narratif de l’expédition au supérieur des missions canadiennes. De plus, à titre indicatif, soulignons que pour ajouter à cette mésaventure, les doubles de ces précieux documents laissés aux Jésuites du Sault Sainte-Marie seront à leur tour détruits dans un incendie.

 

De son côté, Marquette demeure à la mission Saint-François-Xavier (près de l’actuel De Pere, dans le Wisconsin). Il doit récupérer puisque sa santé fragile a durement été éprouvée durant son voyage [147] . C’est d’ailleurs ce que Dablon nous expose dans le premier extrait du second chapitre du Récit : «Le P. Jacques Marquette ayant promis aux Illinois qu’on appelle Kaskaskia [sic] qu’il retournerait chez eux pour leur enseigner nos mystères, eut bien de la peine à tenir sa parole. Les grandes fatigues de son premier voyage lui avaient causé un flux de sang et l’avaient tellement abattu, qu’il était hors d’espérance d’entreprendre un deuxième voyage.» (p. 290) À l’été de 1674, le jésuite est suffisamment rétabli pour reprendre ses activités de missionnaire. Ses supérieurs lui offrent ainsi l’occasion de tenir la promesse qu’il a faite aux Kaskaskias : «Cependant, son mal ayant diminué, et presque entièrement cessé sur la fin de l’été de l’année suivante, il obtint permission de ses supérieurs de retourner aux Illinois, pour y donner commencement à cette belle Mission.» (p. 290) Fait à noter, l’auteur du Récit est bien au courant de ces circonstances puisqu’il est lui-même le supérieur des missions. C’est donc lui qui, de Québec où il est maintenant en fonction, envoie par retour de courrier l’ordre à Marquette de fonder une mission au nom de la Compagnie de Jésus chez les Kaskaskias.

 

De la baie des Puants, Marquette reprend la navigation en novembre 1674, accompagné de deux hommes, «dont un avait déjà fait le voyage avec lui.» (p. 291) Ce canotier ayant voyagé avec le jésuite est Jacques Largillier. Ami de Marquette, celui-ci est sensible au travail du missionnaire et semble avoir une profonde estime pour le jésuite. L’autre accompagnateur se nomme Pierre Porteret, un coureur des bois provenant de Québec et oeuvrant dans le secteur de la rivière des Illinois. À ces deux Français s’ajoutent une quantité d’Amérindiens qui vont et viennent tout au long de la navigation de Marquette sur les rives du lac Michigan. À l’évidence, ceux-ci veulent commercer avec les Français, mais retenons qu’ils apprécient également les enseignements de Marquette. Ce dernier a d’ailleurs l’occasion d’en instruire bon nombre durant son périple le menant aux Kaskaskias.

 

Malgré tous les efforts physiques qu’englobent ce nouveau voyage, Marquette se porte bien durant le premier mois de navigation sur le lac Michigan. Par contre, dès que la neige commence à tomber à la mi-décembre, la dysenterie [148] dont souffre Marquette regagne en intensité et oblige les trois hommes à s’arrêter à proximité de la rivière des Illinois, dans les environs de l’actuelle ville de Chicago. Ils y construisent alors un abri de fortune, sachant qu’ils devront hiverner à cet endroit. En effet, ils sont trop avancés vers le sud pour envisager de rebrousser chemin. Selon Dablon, Marquette a dorénavant la certitude qu’il va mourir durant ce voyage, ce qu’il verbalise d’ailleurs à plusieurs occasions à ses compagnons de route : «son mal s’augmentant de plus en plus, il vit bien que Dieu lui accordait la grâce qu’il lui avait tant de fois demandée, et même il le dit tout simplement à ses deux compagnons, qu’assurément il mourrait de cette maladie et dans ce voyage.» (p. 291)

 

Isolé, affaibli et mourant, Marquette enchaîne prières et conversations avec les Saints. Sentant que son corps en est à ses derniers instants, il entame ni plus ni moins une retraite spirituelle visant à préparer son âme vers son passage pour le royaume des cieux. Enfin, c’est du moins ce que rapporte Dablon :

 

«Pour y bien disposer son âme, malgré la grande indisposition de son corps, il commença un hivernement [sic] si rude par les exercices de saint Ignace, qu’il fait avec grand sentiment de dévotion et beaucoup de consolations célestes ; et puis il passa le reste du temps à s’entretenir avec tout le ciel, n’ayant autre commerce avec la terre, au milieu de ces déserts, qu’avec ses deux compagnons, qu’il confessait et communiait deux fois la semaine, et exhortait autant que ses forces le pouvaient permettre.» (p. 291)

 

Carte postale reproduisant le «Winter Quarters of Father Marquette, 1674», une des seize peintures à caractère historique produites par Lawrence Carmichael Earle. Celle-ci se retrouvait dans l’ancien édifice de la Central Trust Company of Illinois de Chicago, devenu le Harris Trust & Savings. Cette peinture relate l’épisode où Marquette, accompagné de Pierre Porteret et de Jacques Largillier, passe l’hiver de 1674-1675 dans une cabane de fortune montée dans la région du portage de Che-cau-gou (Chicago). Illustration puisée à même l’article du Chicago National Bank Building intitulé «Paintings by Mr. Lawrence C. Earle», publié en 1902. L’image est hébergée sur le site WellsWooster.com, à la page suivante : http://www.wellswooster.com/earle/works/CH-winterquarters-1674.jpg.


Dans les faits, les Français ne sont pas aussi isolés dans leur cabane que ne le sous-entend Dablon dans le Récit. En effet, plusieurs Illinois au courant de la santé fragile du «Robe noire», mais aussi intrigués par son hivernage inhabituel, viennent le visiter à tour de rôle durant les mois d’hiver. Ces «Sauvages» proviennent essentiellement d’un village situé à proximité de la cabane de Marquette. Ce sont également eux qui avisent «La Taupine [149] » et «Le Chirurgien [150] » que les souffrances de Marquette l’empêchent de se déplacer. Informé des incommodités du père Marquette, «Le Chirurgien» se rend au chevet du missionnaire le 16 janvier 1675, accompagné d’un Amérindien. Craignant que le jésuite n’ait pas de nourriture, il lui apporte des vivres, notamment des bleuets et du blé. Il profite aussi de son séjour pour «faire ses dévotions [151] ».

 

Accompagné de Jacques Largillier, «Le Chirurgien» retourne chez les Illinois afin de les rassurer sur l’état de santé du missionnaire. À en croire le Récit, ces «Sauvages» apprécient réellement Marquette. Dablon évacue ici l’aspect commercial de ces visites amérindiennes dans la cabane du jésuite. Il met plutôt l’accent sur la charité des autochtones envers le missionnaire, comme si les Amérindiens voyaient en lui un véritable envoyé de Dieu. Ainsi, ils viennent fréquemment lui apporter quantité de nourriture, tout en lui formulant des souhaits de prompt rétablissement. Loin de nous l’idée de minimiser ces bonnes intentions amérindiennes, mais nous sommes d’avis que l’habitude des Illinois de commercer avec les coureurs des bois accompagnant Marquette explique mieux leurs déplacements vers ce camp d’hiver perçu ni plus ni moins comme un poste de traite. D’ailleurs, c’est ce qui justifie le fait que les «Sauvages» apportent également des peaux de castor lorsqu’ils viennent voir le missionnaire, et qu’ils repartent généralement avec une série d’objets. L’échange n’est donc pas une simple affaire de sentiment ou d’instruction religieuse, il revêt un aspect commercial non négligeable. Tous ces éléments sont identifiables dans le Journal autographe du P. Jacques Marquette de 1674-1675, mais sont absents du Récit. Ceci vient renforcer notre hypothèse voulant que Dablon s’acharne, dans ses écrits en lien avec Marquette, à faire de ce dernier un héros.

 

C’est dans ce climat de multiplication des visites cordiales d’Illinois que le jésuite propose à ses compagnons, peu après Noël de 1674, de faire «une neuvaine à l’honneur de l’Immaculée-Conception de la sainte Vierge»». (p. 291) Le but de cette neuvaine est d’obtenir la grâce de ne pas mourir avant d’avoir complété sa mission parmi les Illinois. En somme, Marquette fait plus que jamais appel à l’intercession des Saints pour lui garantir la poursuite de son mandat apostolique. Alors que tout indique une mort imminente du missionnaire, rien ne peut lui permettre de poursuivre sa mission, si ce n’est que le Tout-Puissant. Sans trop d’étonnement de notre part, les prières de Marquette, combinées à celles de ses compagnons de voyage, sont exaucées. Au début de février, le «soldat du Christ» reprend physiquement du mieux, défiant rien de moins que la mort pour poursuivre sa destinée. Aux «dires» de Marquette [152] , c’est encore une fois à la Sainte Vierge que revient le mérite d’avoir tout orchestré afin que son «hivernement» se déroule sans incidents : «La sainte Vierge Immaculée a pris un tel soin de nous durant notre hivernement [sic], que rien ne nous a manqué pour les vivres, ayant encore un grand sac de blé de reste, de la viande et de la graisse ; nous avons aussi vécu fort doucement, mon mal ne m’ayant point empêché de dire la sainte messe tous les jours[…]» (p. 328 du Journal autographe du P. Jacques Marquette de 1674-1675) Cette façon de faire intervenir le monde divin afin d’expliquer l’inhabituel, voire l’inexplicable, est typique de la mentalité jésuite du 17e siècle et s’inscrit parfaitement dans le courant littéraire héroïsant qu’est l’épopée missionnaire.

 

Quoi qu’il en soit, le rétablissement dont bénéficie Marquette permet à l’équipage de reprendre la navigation le 29 mars 1675, une fois le dégel de la rivière Illinois la rendant à nouveau navigable. (p. 292) Pourtant, Marquette n’est toujours pas en pleine forme. Bien que son «flux de sang» semble l’avoir quitté, il souffre toujours de problèmes d’estomac. Par conséquent, il nous apparaît évident que c’est plutôt son vif désir de se rendre chez les Illinois qui lui donne l’énergie nécessaire pour reprendre le voyage. Concernant celui-ci, soulignons qu’il s’écoule peu de temps avant que ne débute un portage durant les premiers jours d’avril. Or, une fois de plus, les obstacles refont surface : «Il [Marquette] fut onze jours en chemin, où il eut l’occasion de beaucoup souffrir, et par sa propre indisposition, n’étant pas entièrement rétabli, et par un temps très-rude [sic] et très-fâcheux [sic].» (p. 292) En effet, de grands vents s’entremêlent à un temps froid pour rendre la marche difficile aux Français. Mais, pire encore, la dysenterie de Marquette infecte toujours ses entrailles.

 

Le 8 avril de la même année, c’est le cœur rempli de joie que le missionnaire atteint finalement le but de son expédition, soit le village de Kaskaskias. Il y reçoit un accueil des plus chaleureux. C’est un Dablon emballé par le zèle missionnaire de Marquette qui décrit l’arrivée triomphale de ce dernier chez ces Illinois : «Étant enfin arrivé dans le bourg le 8 d’avril, il y fut reçu comme un ange du ciel». (p. 292) Cette remarque de Dablon n’a rien d’exceptionnel puisque Marquette, en bon jésuite, est perçu comme un élu de Dieu envoyé parmi les peuples ignorants pour leur faire connaître le Tout-Puissant. De plus, les circonstances veulent que Marquette aboutisse chez les Kaskaskias durant la semaine sainte. Il n’en faut pas plus pour y déceler une volonté divine dans la visite du missionnaire chez ces «Sauvages». Poursuivant sa mission, le travail du jésuite est alors, une fois de plus, comparée à celle du laboureur : «après avoir assemblé par diverses fois les chefs de la nation avec tous les anciens pour jeter dans leur esprit les premières semences de l’Évangile, après avoir porté les instructions dans les cabanes, qui se trouvaient toujours pleines d’une grande foule de peuple, il prit résolution de parler à tous publiquement dans une assemblée générale, qu’il convoqua en pleine campagne, les cabanes étant trop étroites pour tout le monde.» (p. 292)

 

«Le P. Marquette prêchant aux Illinois, 1675». Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 161.


C’est donc en plein air que Marquette évangélise les «Sauvages ignorants» en ce jeudi saint : «Ce fut une belle prairie proche du bourg qu’on choisit pour ce grand conseil, et qu’on orna à la façon du pays, la couvrant de nattes et de peaux d’ours, et le Père ayant fait étendre sur des cordes diverses pièces de taffetas de la Chine, il y attacha quatre grandes images de la Sainte-Vierge, qui étaient vues de tous côtés. L’auditoire était composé de 500, tant des chefs que vieillards, assis en rond autour du Père, et de toute la jeunesse qui se tenait debout au nombre de plus de 1,500 hommes, sans compter les femmes et les enfants, qui sont en grand nombre, le bourg étant composé de cinq à six cents feux.» (p. 292-293) La disposition de l’endroit «à la façon du pays» (objets, ornements ainsi que les 1 500 jeunes guerriers se tenant debout derrière les 500 chefs et vieillards assis en rond) n’est pas sans rappeler la cérémonie de la danse du calumet longuement décrite par Marquette dans la Narration. Par ailleurs, mentionnons à nouveau l’importance de la Sainte Vierge dans les enseignements de Marquette.

 

Selon Dablon, le missionnaire s’adresse à son auditoire en leur «port[ant] dix paroles par dix présents». (p. 293) Malheureusement, la teneur de ces dix affirmations apostoliques ne nous est pas dévoilées. Par contre, cette situation n’a rien d’étonnant. N’oublions pas que l’auteur du Récit n’était pas présent lors des événements. Il rapporte ce qui s’est passé lors de cette seconde expédition de Marquette, se basant vraisemblablement sur le témoignage de Largillier [153] . C’est ce qui explique qu’il ne fait que résumer les informations. À titre indicatif, relevons que ce genre de lacunes ne se retrouve pas dans la Narration, renforçant de nouveau la thèse que ce premier chapitre du Récit des voyages et découvertes du P. Jacques Marquette soit véritablement de la plume de Marquette. Ceci dit, même si nous n’avons pas entre les mains les propos de Marquette, il est clair que celui-ci expose aux Illinois les principaux mystères de la religion, tout en expliquant la mission qui l’amène en ce coin de pays. Aux dires de l’auteur : «il leur prêcha Jésus crucifié, [étant à] la veille même de ce grand jour auquel il était mort en croix pour eux, aussi bien que pour tout le reste des hommes, et dit ensuite la sainte messe.» (p. 293)

 

Trois jours plus tard, soit le dimanche de Pâques, la foule est de nouveau rassemblée devant le «Robe noire». Pour la cérémonie, les éléments et les participants sont disposés de la même manière que le jeudi précédant. C’est cette journée-là que Marquette fonde officiellement une mission auprès des Kaskaskias : «il célébra les saints mystères pour la seconde fois, et par ces deux sacrifices qu’on y eut jamais offerts à Dieu, il prit possession de cette terre au nom de Jésus Christ, et donna à cette mission le nom de la Conception Immaculée de la Sainte-Vierge.» (p. 293) Le véritable mandat de Marquette est ainsi complété. Il peut se remettre en route pour Saint-Ignace, qu’il espère atteindre avant sa mort.

 

Parallèlement, soulignons qu’il nous est difficile d’expliquer pourquoi Marquette remporte autant de succès auprès des Illinois. Il est vrai que le Récit ne fait état d’aucune conversion amérindienne, mais il sous-entend que le travail apostolique se trouve dans un terrain favorable parmi ces autochtones. Marquette est aimé des Amérindiens des Pays d’en haut. L’inverse est tout aussi vrai : Marquette a véritablement de l’affection pour ces «Sauvages». Le dernier extrait de la première section du Récit nous laisse d’ailleurs sur cette note amicale :

 

«Il fut écouté avec une joie et une approbation universelles de tous ces peuples, qui le prièrent avec de grandes instances, qu’il eût à revenir au plus tôt chez eux, puisque sa maladie l’obligeait de s’en retourner. Le Père, de son côté, leur témoigna l’affection qu’il leur portait, la satisfaction qu’il avait d’eux, et leur donna parole que lui ou un autre de nos Pères reviendrait pour continuer cette Mission si heureusement commencée [154] . Ce qu’il leur promit encore à diverses reprises en se séparant d’avec eux pour se mettre en chemin ; ce qu’il fit avec tant de marques d’amitié de la part de ces bonnes gens, qu’ils voulurent l’accompagner par honneur pendant plus de trente lieues de chemin [155] , se chargeant à l’envi l’un de l’autre de son petit bagage.» (p. 293-294)

 

En clair, le jésuite a parachevé son mandat, mandat qui se conclut sur une note plus personnelle. En effet, il est parvenu à imprimer les grandes idées de l’Évangile à une nation d’Illinois, des «Sauvages» qui suscitent estime et respect de la part du missionnaire. Fort d’avoir ainsi complété sa mission divine, il peut désormais mettre un terme à ce voyage et retourner dans ses quartiers. De ce fait, la seconde section du deuxième chapitre du Récit s’articule autour du dernier segment de trajet effectué par Marquette et ses acolytes en direction de la Mission Saint-Ignace. Aux dires de Dablon, les membres de l’expédition doivent emprunter une route inconnue pour se rendre à cette mission : « il [Marquette] continua son voyage […] par une route inconnue, et où il n’avait jamais été, parce qu’il était obligé de prendre du côté du sud de ce lac, étant venu par celui du nord.» (p. 294) Cette remarque n’est pas sans rappeler que la navigation dans cette région des Grands Lacs recèle encore sa part d’inconnu et d’insécurité pour les Européens qui s’y trouvent.

 

Or, cette même remarque est fort amplifiée, voire erronée du fait qu’elle porte à confusion, puisque Marquette n’effectue pas un voyage d’exploration et de découverte lors de son second déplacement. De toute évidence, il est en terrain relativement bien connu. En ce sens, peut-être n’a-t-il jamais, auparavant, remonté le Lac Michigan en parcourant les côtes méridionales de l’État actuel portant le même nom, mais il n’en demeure pas moins que les Européens oeuvrant ou ayant œuvré dans les Pays d’en haut (Dablon en tête de liste) savent que cette route navigable aboutit à la Mission Saint-Ignace. Pour preuve, relevons simplement que le contour septentrional du Lac Michigan apparaît sur la carte produite en 1670 par Dablon et Allouez [156] . En somme, il ne s’agit pas d’une route inconnue des Français, mais plutôt d’une portion de trajet somme toute méconnue, puisque peu exploitée, que Marquette emprunte pour la première fois. La nuance est fort significative et sous-entend clairement le désir de Dablon d’héroïser son confrère jésuite par un procédé littéraire propre à l’épopée missionnaire.

 

Ceci dit, toute l’incertitude entourant la navigation de Marquette sur cette «route inconnue» est rapidement évacuée au détriment de sa condition de mourant. De ce fait, l’auteur s’attarde principalement à résumer les derniers instants de la vie du missionnaire. Sans contredit, l’objectif de Dablon est de démontrer que Marquette est véritablement un «soldat du Christ». Dans cette optique, n’est-il pas juste de supposer que la mort de ce dernier soit dirigée par le Tout-Puissant? En nous attardant sur la façon dont l’auteur rapporte les derniers jours du jésuite, il nous est possible d’y déceler le pattern héroïque tel que décrit dans le quatrième chapitre de notre essai. Il en va de même pour le procédé littéraire propre à l’épopée missionnaire dont nous avons également donné la teneur. Ainsi, dès le départ, Dablon mentionne que Marquette est à ce point affaibli que «ses deux hommes désespérèrent de le pouvoir porter en vie jusqu’au terme de leur voyage; car, de fait, il devint si faible et si épuisé, qu’il ne pouvait plus s’aider, ni même se remuer, et il fallait le manier et le porter comme un enfant.» (p. 294)

 

 

Sans contredit, le récit de Dablon concernant cette condition peu enviable de mourant confère à Marquette un caractère héroïque. En effet, malgré ses faiblesses et ses incapacités, Marquette demeure un «élu de Dieu» solide et digne car il a le sentiment de mourir après avoir accompli son œuvre apostolique. De ce fait, il garde le moral et s’accroche au fait qu’il va rejoindre Dieu en toute quiétude, n’ayant pas dérogé à sa mission. C’est certainement ce qui explique que Marquette ne s’apitoie pas sur son sort, acceptant sa mort imminente avec une quiétude d’esprit tout à fait désarmante. À l’opposé, à en croire Dablon, ce sont ses compagnons de voyage qui s’avèrent désorientés face à la condition de mourant du jésuite. Certes, l’objectif de Dablon est d’héroïser Marquette en démontrant qu’il demeure en contrôle de la situation : «il conservait dans cet état une égalité d’esprit, une résignation, une joie et une douceur admirables, consolant ses chers compagnons, et les encourageant à souffrir courageusement toutes les fatigues de ce voyage, dans l’assurance qu’il leur donnait que Notre-Seigneur [sic] ne les abandonnerait pas après sa mort.» (p. 294-295)

 

«Souffrir courageusement», n’est-ce pas là une expression illustrant à merveille la vision typiquement jésuite voulant que le missionnaire doive sacrifier sa vie pour faire connaître Dieu aux populations ignorantes? En somme, cette expression résume à merveille la doctrine qui gouverne l’entreprise missionnaire à laquelle Marquette s’est dévoué. Par ricochet, il n’est pas étonnant de constater que Dablon rapporte que Marquette «encourage» ses compagnons à «souffrir courageusement» puisque ce dernier, en bon missionnaire, souhaite rien de moins que les impliquer directement dans cette même entreprise apostolique. Par conséquent, cet argument sous-entend que leurs souffrances et leurs efforts ne passent pas inaperçus aux yeux de Dieu. Ainsi, leur contribution ayant permis à Marquette d’instruire les «Sauvages» dans ce voyage est soulignée avec rigueur. De ce fait, cet extrait démontre un véritable compagnonnage héroïque.

 

Pour en revenir à la maladie de Marquette, soulignons qu’à ce stade-ci du voyage de retour, le jésuite est bel et bien conscient qu’il risque de connaître la mort avant d’arriver à Saint-Ignace. C’est pourquoi il se prépare au trépas en adressant ses prières «tantôt avec Notre-Seigneur [sic], tantôt avec sa sainte Mère, ou avec son Ange gardien, ou avec tout le paradis». (p. 295) Sans contredit, son appréhension de la mort s’explique par le fait qu’il est dorénavant incapable d’accomplir lui-même ses lectures spirituelles : «Outre sa lecture spirituelle qu’on lui faisait tous les jours, il pria sur la fin qu’on lui lût sa méditation de la préparation à la mort, qu’il portait sur soi». (p. 295) Or, malgré le fait que sa vue ne cesse de diminuer, il récite son bréviaire quotidiennement, jusqu’au dernier jour de sa vie. Et, toujours dans un souci de préparer sa mort convenablement, Marquette fait, huit jours avant son décès, de l’eau bénite qu’il utilise pendant «le reste de sa maladie». (p. 295) D’ailleurs, le mourant prend le temps d’enseigner à ses compagnons la façon de l’utiliser, ce qu’ils font durant son agonie et à sa sépulture.

 

C’est un Marquette tout aussi serein, du moins aux dires de Dablon, qui avise Porteret et Largillier la veille de son trépas qu’il va les quitter le lendemain. Malgré la douleur, le missionnaire fixe lui-même les détails de sa propre cérémonie funèbre :

 

«Il les entretint pendant tout ce jour de ce qu’il y avait à faire pour son enterrement, de la manière dont il fallait l’ensevelir, de la place qu’il fallait choisir pour l’enterrer, comment il lui faudrait accommoder les mains, les pieds et le visage [157] ; comme [sic, i.e. comment] ils élèveraient une croix sur son tombeau; jusque-là même qu’il les avertit, trois heures avant que d’expirer, que sitôt qu’il serait mort, ils prissent la clochette de sa chapelle, pour la sonner pendant qu’ils le porteraient en terre; parlant de toutes ces choses avec tant de repos, et une si grande présence d’esprit, qu’on eût cru qu’il s’agissait de la mort et des funérailles de quelque [sic] autre, et non pas des siennes.» (p. 295-296)

 

Cliché de la Pere Marquette River du Michigan, fort prisée par les amateurs de pêche et de canoë. Photographie datant du 29 juin 2001. Image puisée sur le site The Canoe Guys, Leslie (Michigan) / thecanoeguys.homestead.com, à la page suivante : http://www.thecanoeguys.homestead.com/Pere2001photos.html.


Selon le Récit, Marquette donne ces instructions pendant que les trois comparses poursuivent la navigation sur le lac Michigan. Puis, sur les rives de l’embouchure de l’actuelle rivière Père Marquette, le missionnaire remarque «une éminence qu’il trouvait bien propre pour y être enterré». (p. 296) Il avise alors ses compagnons que cet endroit représente le lieu de son dernier repos [158] . Selon Dablon, Largillier et Porteret «voulurent pourtant passer outre, parce que le temps le permettait, et le jour n’étant pas si bien avancé; mais Dieu suscita un vent contraire, qui les obligea de retourner et entrer dans la rivière que le Père leur avait désignée.» (p. 296) Comme quoi même la mort du jésuite est placée sous la protection divine, mais aussi et surtout, comme quoi le Tout-Puissant approuve le lieu choisi par son «soldat du Christ». La symbolique est lourde de sens puisqu’elle revêt un caractère qui distingue Marquette du commun des mortels.

 

Envahis d’une grande tristesse («ils étaient si saisis de tristesse, qu’ils ont dit depuis qu’ils ne savaient presque ce qu’ils faisaient», p. 296), ses compagnons ramènent le mourant à terre, allument par la suite un feu, puis échafaudent une cabane d’écorce rudimentaire. Dablon compare alors les derniers instants de la vie de Marquette à celle Saint François-Xavier [159]  : «Le Père étant ainsi couché à peu près comme [S]aint François-Xavier, ce qu’il avait toujours souhaité avec tant de passion, et se voyant seul au milieu de ces forêts». (p. 296-297) Ce souci de Dablon de faire un rapprochement entre le trépas de Marquette et celui du saint n’est pas à prendre à la légère puisqu’il illustre toute la volonté du supérieur des missions du Canada de faire de son protégé un personnage aussi célèbre que l’est Saint François-Xavier. Ceci dit, soulignons au passage que cette comparaison visant à hisser Marquette au rang des héros est véritablement le fruit de Dablon. En effet, contrairement à ce que laisse sous-entendre l’auteur dans cet extrait, le missionnaire n’a laissé aucun indice dans ses écrits qu’il désirait mourir dans des circonstances similaires à celle de Saint François-Xavier. D’ailleurs, c’est la première fois que ce Saint est mentionné tant dans la Narration que dans le Récit. Ainsi, tout au plus, Dablon a pu être témoin de la volonté de Marquette en ce sens durant les moments où ils se sont côtoyés. Par contre, de tels échanges ne sont que spéculations. Par conséquent, nous supposons qu’il s’agit véritablement d’une construction héroïque émanant tout bonnement de l’auteur du Récit.

 

Avec une lucidité déconcertante, Marquette console à nouveau ses amis :

 

«Ses chers compagnons s’étant ensuite approchés de lui, tout abattus, il les consola, et leur fit espérer que Dieu aurait soin d’eux après sa mort, dans ces pays nouveaux et inconnus. Il leur donna les dernières instructions, les remercia de toutes les charités qu’ils avaient exercées en son endroit pendant tout le voyage, leur demanda pardon des peines qu’il leur avait données, les chargea de demander aussi pardon de sa part à tous nos Pères et Frères, qui sont dans le pays des Outaouais, et voulut bien les disposer à recevoir le sacrement de la pénitence, qu’il leur administra pour la dernière fois, il leur donna aussi un papier dans lequel il avait écrit toutes ses fautes depuis sa dernière confession, pour le mettre entre les mains du Père supérieur, afin de l’obliger à prier Dieu pour lui plus particulièrement.» (p. 297)

 

Malheureusement, ce fameux papier ne nous est pas parvenu, mais nous ne mettons pas en doute le fait qu’il ait existé puisque le Père supérieur en question est nul autre que l’auteur du Récit. De plus, Dablon n’avait pas à donner la teneur de ce papier contenant les dernières confessions de Marquette puisque sa profession l’obligeait à ne pas divulguer de tels aveux.

 

Ce passage aux accents tragiques renforce la construction héroïque du personnage puisqu’il permet au lecteur de se rapprocher de Marquette, de sympathiser à sa douleur, mais aussi d’envier son sang-froid face à l’inévitable mort qui l’attend. Dans la même veine, Dablon ajoute que Marquette «leur promit qu’il ne les oublierait point dans le Paradis, et comme il était très-compassif [sic], sachant qu’ils étaient bien las par les fatigues des jours précédents, il leur ordonna d’aller prendre un peu de repos, les assurant que son heure n’était pas encore si proche, qu’il les éveillerait [sic] quand il en serait temps». (p. 297) Près de trois heures s’écoulent avant que Marquette appelle à nouveau ses compagnons. Celui-là

 

«les embrassa encore une fois pendant qu’ils fondaient en larmes à ses pieds, puis il leur demanda de l’eau bénite et son reliquaire, et ayant lui-même ôté son crucifix qu’il portait toujours pendu au col, il le mit entre les mains d’un de ses compagnons [160] , le priant de le tenir toujours vis-à-vis de lui, élevé devant ses yeux, et sentant bien qu’il ne lui restait que fort peu de temps à vivre, il fit un dernier effort, joignit les mains, et tenant toujours les yeux doucement attachés à son crucifix, il fit à haute voix sa profession de foi, et remercia la divine majesté de la très-grande [sic] grâce qu’elle lui faisait de mourir dans la Compagnie, d’y mourir missionnaire de Jésus-Christ, et surtout d’y mourir comme il l’avait toujours demandé, dans une chétive cabane, au milieu des forêts et dans l’abandon de tout secours humain.» (p. 298)

 

Comme l’indique la dernière phrase de cet extrait, Dablon ne peut s’empêcher, à nouveau, de faire le parallèle entre le trépas de Marquette et celui de Saint François-Xavier.

 

Illustration de H. Lawrence Hoffman représentant les derniers instants de la vie de Jacques Marquette, alors entouré de ses deux compagnons attristés. Image prise dans l’ouvrage d’August William Derleth, Father Marquette and the great rivers. New York , Farrar, Straus & Giroux, Coll. Vision Books, 1955 , p. 171.


Après avoir proclamé sa propre profession de foi, Marquette continue ses prières à voix basse jusqu’à son agonie qui, selon Dablon, «fut toujours très-douce [sic] et très-tranquille [sic]». (p. 298) Les dernières paroles prononcées par Marquette sont alors «Sustinuit anima mea in Verbo ejus. Mater Dei, memento mei [161] .» (p. 298) Toujours selon l’auteur, c’est dans cette atmosphère religieuse que Marquette

 

«avait prié ses compagnons de le faire souvenir, quand ils le verraient près d’expirer, de prononcer souvent les noms de Jésus et de Marie, s’il ne le faisait pas de lui-même; ils n’y manquèrent pas, et lorsqu’ils le crurent près de passer, un [sic] d’eux cria tout haut : Jésus, Maria, ce que le mourant répéta distinctement et plusieurs fois; et comme si, à ces noms sacrés, quelque chose se fut présenté à lui, il leva tout d’un coup les yeux au-dessus de son crucifix, les tenant comme collés sur cet objet qu’il semblait regarder avec plaisir, et ainsi, le visage riant et enflammé, il expira sans aucune convulsion, et avec une douceur qu’on peut appeler un agréable sommeil.» (p. 298-299)

 

Ce passage sous-entend que les Saints interviennent à nouveau. Cette fois, ils prennent rien de moins que la forme d’une vision venant réconforter Marquette dans le cheminement de son âme vers l’éternité du ciel. Fortement dévoué à la Sainte Vierge Immaculée, Marquette adopte-t-il un visage «riant et enflammé» à la vue de cette dernière? À l’évidence, nous ne le saurons jamais. Par contre, force est d’admettre que l’auteur du Récit glorifie volontairement le trépas de Marquette dans le but d’en faire un personnage légendaire.

 

«Death of Father Marquette in Michigan , returning from a mission to Illinois , 1675.» Gravure sur bois. Document d’archives EXPL2A-00257 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.


C’est donc dans un dernier effort de foi et de piété que le missionnaire rend son dernier soupir le samedi 18 mai 1675. Après avoir pleuré la mort de leur compagnon, Largillier et Porteret entament la cérémonie funèbre de Marquette : «après […] l’avoir accommodé de la manière qu’il leur avait prescrite, [ils] le portèrent dévotement en terre, sonnant la clochette, comme il le leur avait dit, et dressèrent une grande croix proche de son tombeau pour servir de marque aux passants.» (p. 299) Finalement, avant de repartir, l’un des Français qui,

 

«depuis quelques jours avait tellement le cœur saisi de tristesse et si fort accablé d’une douleur d’estomac, qu’il ne pouvait plus ni manger ni respirer que bien difficilement, s’avisa, pendant que l’autre préparait toutes choses pour l’embarquement, d’aller sur le tombeau de son bon Père, pour le prier de l’aider auprès de la glorieuse Vierge, comme il lui avait promis, ne doutant point qu’il ne fût dans le ciel; il se mit donc à genoux, fait une courte prière, et ayant pris avec respect de la terre du sépulcre, il la mit sur sa poitrine, et aussitôt son mal cessa et sa tristesse fut changée en une joie qu’il a depuis conservée pendant son voyage.» (p. 299-300)

 

À nouveau, Dablon n’identifie pas clairement lequel des deux canoteurs est témoin de l’événement relaté. Pourtant, cet épisode revêt un caractère des plus important puisqu’il s’agit ici du premier miracle attribué à Marquette. Par conséquent, bien qu’il soit plausible, cet événement est peut-être tout simplement le fruit de l’imagination de l’auteur. Dans cette optique, gardons en mémoire que le Récit vise rien de moins qu’à héroïser Marquette. Inspiré par le témoignage de Largiller, Dablon n’a-t-il pas volontairement ajouté ce passage afin de rendre ses écrits plus captivants? Ce faisant, il propulse directement Marquette au rang des héros. De plus, par ricochet, il glorifie toute cette entreprise missionnaire de plus en plus malmenée par les autorités politiques françaises.

 

Ainsi, notons que Dablon, dans ses écrits, ne se contente pas de rapporter les événements en lien avec le travail d’explorateur missionnaire effectué par Marquette dans le pays des Illinois. Nous observons clairement que les formulations employées par l’auteur tout au long du Récit visent à glorifier l’homme, mais aussi la Compagnie pour laquelle œuvre ce dernier. Parallèlement, les principaux arguments enclenchant le processus d’héroïsation du jésuite sont tout aussi significatifs dans la troisième et dernière section du second chapitre du Récit, soit celui abordant la question de la translation des os de Marquette en l’an 1677. Truffant ses propos d’une série de qualificatifs à l’égard de son collègue jésuite décédé, Dablon souhaite inévitablement faire de lui un véritable «soldat du Christ» digne de l’estime publique de par son dévouement et son acharnement à remplir sa divine mission. N’oublions pas qu’au moment où Dablon écrit ces lignes, le manuscrit des Relations inédites est bientôt prêt à faire le voyage en sol européen. Avec cet ouvrage, comme il est coutume dans l’ensemble des écrits des Relations, l’auteur met tout en œuvre pour démontrer l’importance des missions canadiennes. N’agit-il pas dans un souci de préserver ce rôle déterminant joué par les missionnaires dans l’établissement et la mise en place des structures sociales au sein de la jeune colonie ?

 

Sans artifice, l’auteur entame alors cette section en affirmant que «Dieu n’a pas voulu permettre qu’un dépôt si précieux [il s’agit ici du corps de Marquette] demeurât au milieu des bois, sans honneur et dans l’oubli.» (p. 300) Cette phrase illustre à merveille que les intentions de Dablon sont de faire de Marquette un illustre personnage. Sous le prétexte que le Tout-Puissant provoque un nouvel épisode en lien avec le missionnaire peu de temps après son décès, l’auteur se propose d’en faire l’éloge. Mais, avant de débuter l’apologie de Marquette à proprement parler, Dablon trace un survol rapide du contexte dans lequel s’inscrit cette translation des os du missionnaire. C’est ainsi que le lecteur y apprend que ce sont les Kiskaskons qui sont à l’origine de ce transport des ossements plutôt inattendus. Aux dires de l’auteur, ces «Sauvages» ont reçu les enseignements de Marquette alors que ce dernier demeurait à la Pointe du Saint-Esprit [162] , mission située à l’extrémité du lac Supérieur. De plus, soulignons qu’il importe pour Dablon de mentionner que ces mêmes Amérindiens sont de bons «Sauvages» puisqu’ils «font profession publique du Christianisme depuis près de dix ans». (p. 300)

 

Le déroulement des événements rapportés par l’auteur veut que les Kiskaskons aient passé l’hiver dans les environs du «lac des Illinois» (lac Michigan) pour effectuer leur chasse. Au début du printemps, ils seraient passés devant le «tombeau de leur bon Père qu’ils aimaient tendrement». (p. 300) C’est alors que «Dieu leur donna la pensée d’enlever ses ossements pour les transporter en notre église de la Mission de Saint-Ignace à Michillimakinac, où ils font leur demeure.» (p. 300) Ainsi, selon Dablon, Dieu intervient directement pour s’assurer que son «soldat du Christ» bénéficie du traitement qui lui revient. Or, n’est-il pas juste de prétendre que l’auteur, tout comme l’ensemble des Jésuites missionnaires du 17e siècle, souhaite un cérémonial tout aussi solennel ? Enfin, l’auteur du Récit nous dévoile qu’après avoir délibéré, les Kiskaskons mettent en branle le protocole qu’ils ont «coutume de faire envers ceux pour qui ils ont bien du respect». (p. 301) En clair, du point de vue autochtone, ce n’est pas tant l’intervention du Tout-Puissant qui les pousse à agir, mais plutôt une coutume propre aux sociétés amérindiennes de la région des grands lacs.

 

Ce rite funéraire illinois dont bénéficie la dépouille de Marquette se résume ainsi : «ils [les Kiskaskons] ouvr[irent] donc la fosse [du Père Marquette], ils développ[èrent] le corps, et quoique la chair et les intestins fussent tous consommés, ils le trouv[èrent] entier, sans que la peau fût en aucune façon endommagée ; ce qui n’empêcha pas qu’ils n’en fissent la dissection à leur ordinaire ; ils lavèrent les os, et les exposèrent à l’air pour les sécher, après quoi les ayant bien arrangés dans une caisse d’écorce de bouleau, ils se mirent en chemin pour nous les apporter en notre maison de Saint-Ignace.» (p. 301) C’est un convoi d’une trentaine de canot, où s’entremêle une manne de «Sauvages algonquins [163] » et un «bon nombre d’Iroquois» (p. 301), qui escorte les «précieux» restes de l’explorateur missionnaire. À n’en pas douter, toute cette cérémonie protocolaire liée au transport des ossements exhumés du Père Marquette est empreinte d’honneur. Arrivés à Michillimakinac, les canotiers sont accueillis par le supérieur des missions des Pays d’en haut, soit le Père Henri Nouvel, de même que par le Père Philippe Pierson, tous deux accompagnés des Français et des «Sauvages» présents à Saint-Ignace. Une fois le convoi interrogé quant à l’identité de la dépouille escortée, le Père Nouvel entonne le De profundis, puis un cortège «port[e] le corps à l’église, gardant tout ce que le rituel marque en semblables cérémonies.» (p. 301-302)

 

Cliché d’une reconstitution historique datant de 1936 recréant l’épisode des funérailles de Marquette où l’on peut voir des Amérindiens s’apprêtant à transporter le cercueil du jésuite vers la chapelle. Document d’archives du The Detroit News. Image puisée à même l’article de Vivian M. Baulch intitulé «The mystery of Pere Marquette’s final resting place». Illustration prise sur le site du The Detroit News Rearview Mirror, à la page suivante : http://info.detnews.com/history/story/index.cfm?id=158&category=people.

Selon Dablon, les restes de Marquette sont exposés lors «de la deuxième fête de la Pentecôte», soit le 8 juin 1677. (p. 302) Puis, le lendemain, «après qu’on lui eût rendu tous les devoirs funèbres», les ossements du missionnaire furent «mis dans un petit caveau au milieu de l’église, où [sa dépouille] repose comme l’ange tutélaire de nos Missions des Outaouais.» (p. 302) Sa tombe devient un lieu de pèlerinage et les miracles en lien avec Marquette peuvent désormais prendre racine. Dablon, soucieux d’héroïser son collègue jésuite, effleure d’ailleurs le sujet : «Les Sauvages viennent souvent prier sur son tombeau, et, pour n’en pas dire davantage, une jeune fille, âgée de dix-neuf à vingt ans, que le feu Père avait instruite, et qui fut baptisée l’an passé, étant tombée malade, et s’étant adressée au P. Nouvel pour être saignée et prendre quelques remèdes, le Père lui ordonna pour toute médecine de venir pendant trois jours dire un Pater et trois Ave sur le tombeau du P. Marquette, ce qu’elle fit, et avant le troisième jour, elle fut guérie sans saignée et sans aucuns autres remèdes.» (p. 302) Bien sûr, Dablon reste muet quant à la gravité de la maladie dont souffrait la jeune convertie, ce qui ne nous permet pas de bien évaluer la portée de ce miracle. Or, cet extrait renforce somme toute notre hypothèse voulant que Dablon ait joué un rôle de premier plan dans l’héroïsation de Marquette, de par la façon dont il relate les épisodes du Récit.

 

Ces dernières lignes exposant la guérison de la jeune fille marquent à proprement dire la fin du compte-rendu des événements entourant Marquette. Or, il reste encore près de quatre pages à la troisième section du second chapitre du Récit, et ces pages de conclusion sont certainement les plus significatives pour notre essai puisqu’elles exposent l’éloge que Dablon réserve à son confrère jésuite. En effet, l’auteur résume les aspects les plus symboliques de la vie et du parcours de Marquette en tant que missionnaire explorateur. Il souligne à grands coups de qualificatifs tous plus élogieux les uns que les autres les traits de caractère de Marquette qui permettent de le hisser au rang des personnages illustres. Avec toute sa volonté, Dablon métamorphose l’explorateur missionnaire en modèle à suivre. Ce faisant, les arguments de l’auteur, repris à maintes reprises au fil des ans, ouvrent grandes les portes de la renommée dont bénéficiera le plus célèbre des missionnaires jésuites d’Amérique du Nord.

 

Conscient ou non de la portée de ses écrits, Dablon crée un héros. Un héros qu’il a eu la chance de côtoyer. Et ce privilège est perceptible dans l’apologie que nous réserve l’auteur à propos du jésuite :

 

«Le P. Jacques Marquette, de la province de Champagne [164] , est mort à l’âge de trente-huit ans, dont il en a passé vingt et un en la Compagnie, savoir : douze en France et neuf en Canada. Il fut envoyé dans les Missions des Algonquins supérieurs qu’on nomme Outaouais, et y a travaillé avec tout le zèle qu’on doit  attendre d’un homme qui s’était proposé saint François-Xavier pour le modèle de sa vie et de sa mort. Il a imité ce grand saint, non-seulement [sic] par la diversité des langues barbares qu’il a apprises, mais aussi par l’étendue de son zèle qui lui a fait porter la Foi jusqu’à l’extrémité de ce nouveau monde, et à près de 800 lieues d’ici, dans les forêts où jamais le nom de Jésus-Christ n’avait été annoncé.» (p. 302-303)

 

L’auteur, qui était alors supérieur des missions de l’Ouest, a œuvré avec Marquette lorsque celui-ci s’est implanté dans la région des Grands Lacs vers 1669. Par conséquent, le zèle missionnaire dont nous parle Dablon n’est pas à mettre en doute. En effet, n’oublions pas que l’auteur du Récit est l’homme qui, au moment où il est supérieur des missions des Jésuites de la Nouvelle-France, choisit Marquette pour accomplir le projet d’exploration du Mississippi. Certes, ce dernier a dû se démarquer de ses collègues jésuites oeuvrant dans le même secteur pour se mériter aussi rapidement la confiance et l’estime de Dablon.

 

En ce sens, Dablon est la personne tout indiquée pour évaluer le zèle missionnaire de Marquette et témoigner de sa soif d’accomplir la mission dont il se sent investi. À l’opposé, l’affirmation voulant que le jésuite se soit proposé Saint François-Xavier pour modèle est fort contestable puisque, comme nous l’avons précédemment souligné, nous ne disposons d’aucun élément, extrait ou propos de Marquette nous indiquant qu’il entretenait une telle adoration pour ce saint. À notre avis, l’auteur a forgé cette fascination puisque les rapprochements entre le parcours de Marquette et celui de Saint François-Xavier étaient faciles à établir. Notre raisonnement suit une logique fort simple voulant que Dablon ait voulu faire de Marquette un saint puisqu’il a connu un tracé similaire à celui de Saint François-Xavier, jésuite fort estimé faisant partie des premiers membres de la Compagnie de Jésus s’étant illustrés en oeuvrant dans des missions lointaines. Ainsi, nous ne remettons pas en doute les propos de Dablon lorsqu’il stipule qu’«il [Marquette] a toujours demandé à Dieu de finir sa vie dans ces laborieuses Missions» (p. 303) puisque cette pensée est typique des missionnaires jésuites du 17e siècle qui veulent donner leur vie au nom du Tout-Puissant. Par contre, nous sommes à même de nuancer les arguments de l’auteur quant aux volontés réelles de Marquette lorsqu’il ajoute : «et de mourir au milieu des bois comme son cher saint Xavier, dans un abandon général de toutes choses.» (p. 303)

 

En résumé, nous acceptons qu’il soit possible que Marquette ait pu ressentir une joie de mourir dans des circonstances similaires à celle du jésuite ayant œuvré en Inde et au Japon. À l’inverse, nous sommes moins à l’aise avec l’affirmation voulant qu’il ait demandé avec tant d’insistance à trépasser de cette façon. Or, Dablon, dans un souci d’inscrire le Récit dans la lignée de l’épopée missionnaire, n’hésite pas à réaffirmer : «Aussi a-t-il obtenu par de si puissants médiateurs ce qu’il a demandé avec tant d’instance, puisqu’il a eu le bonheur de mourir, comme l’apôtre des Indes, dans une méchante cabane, sur le rivage du lac des Illinois [Michigan], abandonné de tout le monde.» (p. 303) Qui sont ces puissants médiateurs ? Nuls autres que le Christ et la Sainte Vierge, des personnages dont nous connaissons toute l’importance symbolique que Marquette leur accorde. En ce sens, il n’est pas étonnant de lire qu’«il employait tous les jours […] les mérites de Jésus-Christ et l’intercession de la Vierge Immaculée pour laquelle il avait une rare tendresse.» (p. 303) Cette dernière affirmation s’avère beaucoup plus juste que les propositions amenées par Dablon en lien avec Saint François-Xavier puisque nous avons perçu tout au long de la Narration la proximité du missionnaire avec la Sainte Vierge.

 

Parallèlement, toujours selon les écrits de Dablon, quelle image devons-nous retenir de Marquette ? Voici le résumé que nous offre l’auteur du Récit : «Nous aurions bien des choses à dire des rares [165] vertus de ce généreux missionnaire ; de son zèle qui lui a fait porter la Foi si loin et annoncer l’Évangile à tant de peuples qui nous étaient inconnus ; de sa douceur qui le rendait aimable à tout le monde, et qui le faisait tout à tous, Français avec les Français, Huron avec les Hurons, Algonquin avec les Algonquins ; de sa candeur d’enfant pour se découvrir à ses supérieurs et même à toute sorte de personnes avec une ingénuité qui gagnait tous les cœurs ; de sa chasteté angélique, de son union avec Dieu continuelle.» (p. 303) À n’en pas douter, Dablon nous dépeint Marquette comme étant un jésuite des plus sympathiques, des plus dévoués à sa cause, mais aussi comme un religieux vouant un véritable culte à la Sainte Vierge. Ainsi, l’auteur parle d’«une dévotion tout à fait rare et singulière à la sainte Vierge, et particulièrement envers le mystère de l’Immaculée Conception.» (p. 303-304)

 

Nous savions déjà, en parcourant la Narration, que Marquette remettait sa vie entre les mains de la Vierge Marie. Nous savions aussi que l’ensemble de ses prières quotidiennes lui était adressé, de même que les instructions apostoliques qu’il donnait aux «Sauvages» s’articulaient principalement autour de ce personnage biblique. Parallèlement, gardons en mémoire que, selon Marquette, le bon déroulement de l’expédition du Mississippi reposait sur la protection particulière de la sainte. En ce sens, il n’est pas étonnant que Dablon aborde longuement cette admiration totale du jésuite envers la Sainte Vierge : «il y avait plaisir de l’entendre parler ou prêcher sur cette matière [le mystère de l’Immaculée Conception] ; toutes ses conversations et ses lettres avaient quelque chose de la sainte Vierge Immaculée, c’est ainsi qu’il la nommait toujours. Il a jeûné depuis l’âge de neuf ans tous les samedis, et, dès sa plus tendre jeunesse, il a commencé à dire tous les jours le petit office de la Conception, inspirant cette dévotion à tout le monde.» (p. 304)

 

De plus, l’auteur nous rappelle que «quelques mois avant sa mort, il disait tous les jours avec ses deux hommes [i.e. Jacques Largillier et Pierre Porteret, durant la seconde expédition] une petite couronne de l’Immaculée Conception qu’il avait inventée de cette sorte ; après le Credo, on dit une fois le Pater et l’Ave, et puis quatre fois ces paroles : Ave filia Dei Patris, Ave Mater Filii Dei, Ave sponsa Spiritus Sancti, Ave templum totius Trinitatis ; per Sanctam Virginitatem, et Immaculatam Conceptionem tuam, purissima Virgo, emunda cor et carnem meam, In nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti ; et enfin le Gloria Patri, et le tout se répétait trois fois.» (p. 304) Dablon ajoute même qu’«il [Marquette] n’a jamais manqué de dire la messe de la Conception, ou du moins l’oraison quand il l’a pu. Il ne pensait presque à autre chose jour et nuit ; et pour nous laisser une marque éternelle de ses sentiments, il a voulu donner le nom de la Conception à la Mission des Illinois.» (p. 304) Mieux encore, le jésuite désigne le Mississippi sous le vocable de rivière Conception.

 

Connaissant toute l’admiration de Marquette envers la Sainte Vierge, il n’est pas étonnant de constater que Dablon reprenne des arguments voulant que la Vierge Marie soit intervenue à tout moment durant le parcours du missionnaire. C’est dans cette optique qu’il mentionne qu’«une si tendre dévotion envers la Mère de Dieu méritait quelque grâce singulière ; aussi lui a-t-elle accordé la faveur qu’il avait toujours demandée, de mourir un samedi, et ses deux compagnons [Largillier et Porteret] ne doutent point qu’elle ne se soit fait voir à lui à l’heure de la mort, lorsque, après avoir prononcé les noms de Jésus et Marie, il haussa tout d’un coup les yeux au-dessus de son crucifix, les tenant attachés sur un objet qu’il regardait avec tant de plaisir et avec une joie qui paraissait sur son visage ; et ils eurent alors cette impression, qu’il avait rendu son âme entre les mains de sa bonne Mère.» (p. 304-305) Son affection pour la Vierge, sa dévotion quotidienne envers la sainte, de même que son acharnement à la faire connaître aux «populations d’ignorants» ont donc, selon Dablon, dirigé directement l’âme de Marquette dans les bras de sa patronne.

 

Et, dans un souci d’illustrer davantage l’estime de Marquette envers la Sainte Vierge, Dablon nous offre un extrait d’une des dernières lettres que le jésuite lui a fait parvenir avant d’entreprendre l’exploration du Mississippi :

 

«La sainte Vierge-Immaculée m’a obtenu la grâce d’arriver ici en bonne santé, et dans la résolution de correspondre aux desseins que Dieu a sur moi, m’ayant destiné pour le voyage du sud. Je n’ai point d’autre pensée, sinon de faire ce que Dieu veut. Je n’appréhende rien ; ni les Nadouessis, ni l’abord des nations ne m’étonnent pas. De deux choses l’une : ou Dieu me punira de mes crimes et de mes lâchetés, ou bien il me fera part de sa croix, que je n’ai point encore portée depuis que je suis en ce pays, mais peut-être qui m’est obtenue par la sainte Vierge Immaculée, ou peut-être une mort pour cesser d’offenser Dieu ; c’est à quoi je tâche de me tenir prêt, m’abandonnant tout à fait entre ses mains. Je prie Votre Révérence [Dablon] de ne me point oublier, et de m’obtenir de Dieu que je ne demeure point ingrat des grâces dont il m’accable.» (p. 305-306)

 

Cet extrait, lourd de sens et fort significatif de la pensée missionnaire des Jésuites du 17e siècle, illustre à merveille que les «soldats du Christ» remettent tout simplement leur vie entre les mains d’une cause, à savoir celle de faire connaître Dieu aux peuples jugés ignorants. Ainsi, Marquette se plie volontiers aux doctrines de la Compagnie pour laquelle il œuvre, et endosse avec fougue la croyance qu’il est investi d’une mission divine. Mais, tout aussi célèbre qu’est la vie et la personnalité du Père Marquette, retenons que le missionnaire était bel et bien un homme de son temps. D’ailleurs, le dernier paragraphe du Récit abonde paradoxalement en ce sens : «On a retrouvé parmi ses papiers un cahier intitulé la Conduite de Dieu sur un missionnaire, où il fait voir l’excellence de cette vocation, les avantages qu’on y trouve pour s’y sanctifier, et le soin que Dieu prend des ouvriers évangéliques.» (p. 306) Ainsi, «l’esprit de Dieu dont il était possédé» (p. 306) correspond en fait à la ligne de conduite suggérée par ce petit manuel, ouvrage largement consulté par l’ensemble des missionnaires. Cet élément n’amoindrit pas le zèle missionnaire de Marquette, mais permet à tout le moins de mieux le situer dans son contexte.


La carte autographe du Père Marquette [166]


Reproduction de la «Carte de la nouvelle découverte que les Pères Jésuites ont fait [sic] en l’année 1672, et continuée par le P. Jacques Marquette […] en l’année 1673 [du fleuve Mississippi].» Document cartographique produit par Jacques Marquette en 1673. Archives du Collège Sainte-Marie, Montréal, 687.


Sans contredit, la valeur historique de la carte autographe du Père Marquette est inestimable. En effet, cette source primaire est le plus ancien document légué par un des membres de l’exploration du Mississippi de 1673. Qui plus est, il s’agit du seul document d’époque en lien avec cette même expédition qui nous soit parvenu dans son intégralité. Or, comme tout ce qui touche à la vie et aux réalisations du Père Marquette, la fameuse carte du jésuite suscite de nombreuses controverses. Loin de nous l’idée de débattre sur l’authenticité des lieux autochtones indiqués, ou encore sur les informations erronées quant à la latitude de tel ou tel point de repère. À ce sujet, gardons en mémoire que Marquette est avant tout un missionnaire, et non un cartographe. Ceci dit, il est évident que sa carte comporte de nombreuses lacunes et imprécisions, surtout en ce qui a trait au positionnement des établissements amérindiens. Or, le but premier du jésuite était d’élaborer une carte représentant le plus fidèlement possible le tracé de la «Grande rivière». Par ailleurs, retenons qu’il voyageait avec un expert en cartographie (Jolliet) qui devait certainement avoir le mandat d’exécuter ce travail avec autant, sinon plus de rigueur.

 

Par conséquent, nous préférons nous en tenir au rôle essentiel de ce document, à savoir qu’il permet d’illustrer au lecteur de la Narration et du Récit le trajet emprunté par Marquette et les autres membres de l’équipage. Parallèlement, il permet également de situer avec une étonnante précision certains points de repères jugés stratégiques, principalement les divers embranchements que comporte le Mississippi. S’ajoute ensuite la localisation des nations amérindiennes rencontrées, ou dont le jésuite a recueilli des informations tout au long du parcours. Ces indications sont les moins fiables en ce qui a trait à leur positionnement. Par contre, elles s’avèrent essentielles dans le contexte économique et religieux de l’époque puisqu’elles offrent une vue d’ensemble sur les possibilités commerciales et apostoliques de cette voie navigable peu connue des Européens. Aussi, excusons à Marquette ces lacunes au niveau du positionnement des nations amérindiennes puisqu’il n’a tout simplement pas visité la grande majorité de ces bourgades. En fait, il s’est basé sur les témoignages des populations amérindiennes riveraines du Mississippi où il a effectivement été reçu pour dresser une vue d’ensemble des établissements de «Sauvages» susceptibles d’intéresser les dirigeants de la Compagnie de Jésus.

 

À quel moment la carte a-t-elle été rédigée ? Voilà une autre question qui a divisé de nombreux chercheurs. C’est qu’un indice non négligeable est venu brouiller les pistes. Il s’agit d’un extrait puisé dans les premières lignes de la Narration : «[…] nous prîmes toutes les connaissances que nous pûmes des Sauvages qui avaient fréquenté ces endroits-là, et même nous traçâmes sur leur rapport une carte de tout ce nouveau pays ; nous y fîmes marquer les rivières sur lesquelles nous devions naviguer, les noms des peuples et des lieux par lesquels nous devions passer, le cours de la grande rivière, et quels rumbs de vent nous devions tenir quand nous y serions.» (p. 244-245) À n’en pas douter, Marquette et ses acolytes ont entrepris le voyage avec, en quelque sorte, une carte «brouillon» dont la Narration nous donne la teneur. Mais cette carte brouillon est-elle la carte autographe du Père Marquette dont nous disposons actuellement ? La réponse se perd dans une série d’hypothèses toutes plus probables les unes que les autres. En revanche, nous croyons que tel n’est pas le cas.

 

Malgré tout, en admettant qu’il s’agisse de la même carte, nous sommes d’avis que plusieurs éléments ont inévitablement été ajoutés durant ou après l’expédition. C’est ce qui expliquerait que le trajet qu’emprunte le Mississippi se termine exactement à l’endroit où les canotiers ont rebroussé chemin, soit au village des Akanseas. Contrairement à l’hypothèse de certains chercheurs prétextant que la carte ait entièrement été conçue avant le départ de l’équipage, nous sommes d’avis que le jésuite l’a finalisée à son retour. Pour indice, soulignons qu’avant de partir, Marquette ne savait pas à quel endroit l’expédition prendrait fin. Mieux encore, il ne connaissait même pas l’existence de cette nation amérindienne qu’est les Akanseas. De plus, n’oublions pas que le but de l’expédition était de savoir où se déchargeait le Mississippi. Si la carte avait été complétée avant le départ des membres de l’équipage, pourquoi Marquette aurait-il indiqué le terme «Bassin de la Floride» de même que «Floride» au bas de sa carte ? Si Marquette et ses acolytes avaient eu la certitude que le Mississippi se déversait dans le Golfe du Mexique et non dans la Mer Vermeille, l’expédition aurait perdu son sens véritable et n’aurait tout simplement pas eu lieu. Nous croyons donc que cette carte autographe, inspirée d’une carte brouillon peaufinée par le jésuite au fur et à mesure que l’exploration s’est déroulée, a vraisemblablement été finalisée à son retour dans la région de la Baie des Puants (Green Bay actuel). Dans la même veine, Jolliet, en ses qualités d’hydrographe, transposait inévitablement sur une ou plusieurs cartes de sa main des informations similaires et certainement mieux étoffées et plus précises que celles se retrouvant sur la carte de Marquette. Or, malheureusement, ces cartes de Jolliet ne nous sont jamais parvenues puisqu’il les a égarées avec l’ensemble de ses documents lors de son naufrage au Sault Saint-Louis. Impossible, donc, de comparer.

 

À maintes reprises incorporés dans les publications portant sur le Récit des découvertes du P. Marquette, les fac-similés de la carte originale présentent certaines imperfections mineures, mais s’avèrent plus faciles à consulter. Voilà pourquoi nous avons choisi d’inclure une copie de ces reproductions à notre essai, bien conscients qu’il nous est difficilement possible de numériser l’original et de présenter un contenu visuellement agréable à regarder. Par conséquent, dans un souci de rendre accessibles les quelques informations parfois illisibles sur la reproduction, nous sommes d’avis qu’un survol descriptif des éléments inclus sur la carte s’impose. À ce chapitre, soulignons que la carte originale mesure 467 x 350 mm [167] , et que cette dernière a été préservée de longues années avec l’ensemble des documents attribués à Marquette au Collège Sainte-Marie de Montréal. De type «plate-carrée», le document indique les latitudes allant de 30° à 48°, et ce, sur chaque côté de la feuille. En revanche, aucune longitude n’est perceptible, tant dans le haut que le bas du document.

 

Reproduction de la «Carte des Pères jésuites représentant le Lac Supérieur, ainsi que des parties des lacs Huron et Michigan». Document cartographique produit par Claude Dablon et Claude Allouez en 1670. Image puisée dans les Relations des Jésuites de 1670-1671.

Par ailleurs, il est clair que Marquette avait consulté les cartes préparées par ses prédécesseurs ayant œuvré dans les Pays d’en haut [168] . Il s’agit ici des cartes réalisées par Dablon et Allouez, qui ont sans l’ombre d’un doute permis à Marquette de retracer assez fidèlement le contour du Lac Supérieur, du Lac Huron, du Lac des Illinois, de même que celui de la Baie des Puants sans qu’il n’ait eu à explorer le pourtour de ces mêmes bassins. Il n’est donc pas étonnant de constater que le tracé de Marquette en lien avec ces vastes étendues d’eau reproduit le croquis de la carte de Dablon et Allouez datant de 1670 [169] . Par ailleurs, relevons que la rive ouest du Lac Huron, tout comme la rive est du Lac des Illinois, sont identifiées à l’aide d’une ligne pointillée. Cet aspect particulier nous identique clairement que plusieurs parcelles de ces deux rives sont encore méconnues et somme toute inexplorées par les Européens au moment où Marquette termine sa carte. Mieux encore, cet élément suggère aussi que Marquette a eu le souci d’indiquer uniquement le parcours qu’il a lui-même effectué lors de cette expédition. Finalement, notons que le vocable français du 17e siècle est utilisé pour nommer les trois grands lacs illustrés : «Lac Supérieur ou de Tracy» (Lac Supérieur), «Lac Huron» ainsi que «Lac des Illinois» (Lac Michigan).

 

Au premier coup d’œil, nous nous apercevons que quelques points de repère et établissements français en opération à l’époque sont bien situés : la Mission du Saint-Esprit, la Mission du Sault Sainte-Marie et la Mission Saint-Ignace. Or, pour ce qui est des autres lieux identifiés par l’auteur, ils correspondent presque tous aux nations autochtones possibles de croiser par l’intermédiaire de cette voie navigable qu’est le Mississippi. À titre indicatif, mentionnons qu’en plus de les nommer, Marquette utilise un sigle en forme de tipi pour indiquer le lieu approximatif où se trouvent la plupart des établissements amérindiens qu’il veut illustrer. Nations déjà bien connues des jésuites, les quatre principales bourgades de la région de la Baie des Puants se retrouvent alors sur la carte. Il s’agit ici des «Folle Avoine» habitant en bordure de la rivière Menominee, des Pouteoutamis (ou Potawatomis) présents à l’endroit où la première Mission Saint François-Xavier s’est établie, les Outagamis de la rivière aux Renards, de même que les fameux Maskoutens que Marquette place au sud de la rivière Wisconsin.

 

Voilà pour les nations «familières» aux Jésuites. Or, force est d’admettre que ce sont les nations moins connues, voire totalement inconnues, qui suscitent davantage notre intérêt. À ce chapitre, nous pouvons subdiviser les populations rencontrées ou identifiées par Marquette en trois groupes. Premièrement, il y a les «riverains» du Mississippi à proprement parler, donc ceux que le missionnaire a eu la chance de côtoyer durant son voyage d’exploration sur la «Grande rivière». Il s’agit ici des Peouareas (Péorias), des Monsoupeleas, des Metchigameas (Mitchigameas) ainsi que des Akanseas. À ceux-ci viennent se greffer les Kachkaskas (Kaskaskias) rencontrés en retour d’expédition sur la rivière Illinois. Le second groupe, quant à lui, est désigné par Marquette sous l’expression «Nations dans les terres». Il s’agit ici de cinq des populations autochtones vivant dans les terres situées à l’est du Mississippi, donc des populations que le jésuite n’a pas directement croisées, mais dont il a vraisemblablement entendu parler ou dont il détenait suffisamment d’informations pour comprendre que ces groupes transigeaient avec les Anglais ou les Espagnols. Sans indiquer un emplacement spécifique à chacun de ces groupes, Marquette prend tout de même le loisir de les situer grossièrement dans les terres à l’est de la grande rivière, donc des terres situées en sol relativement connu. Les nations ainsi énumérées sont les Maroas, les Chayanons (Chaouanons), les Kakinonbas, les Matahales ainsi que les Apistongas.

 

Le dernier groupe, le plus nombreux, et certes le plus intéressant pour la Compagnie de Jésus, rassemble 17 nations amérindiennes réparties dans les terres inconnues situées à l’ouest du Mississippi. Le jésuite entrevoit vraisemblablement un potentiel apostolique considérable dans cette région qu’il n’a malheureusement pas la chance de visiter. Ainsi, pour désigner les peuples «ignorants» situés à l’ouest du Mississippi, Marquette utilise l’expression «Noms des nations éloignées dans les terres». Par rapport à cette région inconnue, le missionnaire construit en quelque sorte trois agglomérations comportant plusieurs bourgades situées les unes tout près des autres. La première longe la rivière Des Moines et inclut les cinq nations suivantes : les Pahoutets, les Mahas, les Panas, les Otontantas ainsi que les Moingouenas (Moingwenas, nom qui serait à l’origine de «Des Moines»). La seconde englobe les villages établis le long du Missouri, cours d’eau clairement identifié sous le vocable de «R. Pekitanoui» sur la carte du Père Marquette. Il s’agit ici des quatre nations que sont les Paniassas, les Kansas, les Oumessourits et les Ouchagas. Finalement, le troisième groupe comporte huit nations que Marquette situe plus au sud, à une hauteur se rapprochant de celle des Akanseas et de la rivière Arkansas. Ces bourgades sont celles des Atotchassis, des Matoras, des Akoroas, des Papihanas, des Emamouetas, des Paniassas [170] , des Tanikouas (Tanikwas) ainsi que celle des Aiaichis.

 

Fait à noter, Marquette n’indique pas le nom de la rivière Illinois, ni celui de la rivière Wisconsin, importants cours d’eau qu’il a pourtant bien illustrés. En revanche, l’embranchement de la «R. Ouabouskigou (Ohio) est à la fois illustré et nommé. Finalement, observons que le Mississippi est baptisé «R. de la Conception» par l’auteur de la carte. Cet élément prouve sans l’ombre d’un doute que celle-ci est l’œuvre de Marquette puisqu’il est le seul à avoir désigné la «Grande rivière» par cette appellation fort symbolique. À ce chapitre, n’oublions pas toute la dévotion qu’entretient Marquette envers la Sainte Vierge Immaculée et le fait qu’il place la protection de l’expédition du Mississippi entre les bonnes grâces de cette dernière. En ce sens, quoi de plus naturel pour le missionnaire que de s’inspirer de sa protectrice pour rebaptiser cette voie navigable qu’est le Mississippi. Or, soulignons que le jésuite n’est pas le seul à avoir désigné la «Grande rivière» par une terminologie différente du vocable amérindien couramment répandu. En effet, les explorateurs du 17e siècle avaient l’habitude de franciser et de renommer les lieux qu’ils croisaient lors de leurs voyages. Ainsi, Jolliet appelait le Mississippi la «Rivière de Buade», vraisemblablement en l’honneur du gouverneur de la Nouvelle-France qui l’a autorisé à effectuer l’expédition. Dans un même souci de courtoisie, La Salle désignait le Mississippi sous l’appellation de «Fleuve Colbert» en avril 1682.



Dans un tout autre registre, nous remarquons qu’il est vrai que la majorité des latitudes du Mississippi présentées par Marquette sont erronées. En revanche, le parcours sinueux de la «Grande rivière», de même que la rencontre de divers embranchements, sont assez fidèlement illustrés. Par l’intermédiaire des points de repères du Portage de Chicago ainsi que des embranchements des rivières Wisconsin, Missouri et Ohio, nous sommes à même d’établir des comparaisons essentielles entre les latitudes fournies par le jésuite et les latitudes réelles. Dans la même veine, nous pouvons évaluer si les distances entre chacun des points de repère s’avèrent fiables. Fort simple à exécuter, cet exercice nous permet de mesurer l’exactitude de la carte de Marquette. Ce faisant, nous constatons que tous les points de repères illustrés par le missionnaire ont une marge d’erreur similaire. En effet, en excluant les Grands Lacs où les données sont conformes, nous remarquons que tous les cours d’eau sont approximativement à 1° 25’ plus au sud que leurs latitudes réelles. Difficile pour nous d’expliquer les raisons de cette erreur puisqu’un amalgame de facteurs est envisageable.

 

En revanche, gardons en mémoire que ce document représente la première carte du Mississippi dessinée à partir de la région des Grands Lacs, et ce, par un jésuite qui n’était pas un hydrographe, un géographe ou un cartographe professionnel. Puis, malgré cette erreur notable, le parcours sinueux des cours d’eau illustrés ainsi que les distances entre chacun des points de repères sont des données relativement fiables. En ce sens, si l’on repositionne le tracé de Marquette en le surélevant d’un seul degré, nous obtenons la plus exacte des cartes produites avant 1700 en ce qui a trait à cette portion du Mississippi. À n’en pas douter, cette constatation rehausse la valeur historique de la carte autographe du Père Marquette. De surcroît, cette précision au niveau des latitudes et des distances est suffisante pour balayer la thèse voulant que cette carte ait été entièrement produite avant le départ de l’expédition, grâce aux informations recueillies auprès des Amérindiens.

 

En résumé, nous sommes d’avis que le jésuite a recueilli une panoplie d’informations avant son départ pour l’expédition. Il est d’ailleurs fort probable qu’il ait amené avec lui une carte brouillon pour faire face à ce monde inconnu. En chemin, il a amassé et compilé une série de renseignements concernant les établissements amérindiens visités ou dont il a entendu parler. Dans la même veine, il a pris soin de noter les nombreux changements de direction du Mississippi ainsi que les latitudes de certains points de repères tels que les embouchures aperçues durant le trajet. À son retour à la Baie des Puants, il a réalisé la carte autographe à tête reposée, reproduisant fidèlement le parcours qu’il avait effectué ainsi que les variations observées en ce qui a trait à la direction qu’empruntent les cours d’eau sur lesquels il a navigué. S’il avait rédigé sa carte au fur et à mesure, de nombreuses imperfections par rapport aux latitudes auraient certainement été évacuées du résultat final. Or, Marquette a reproduit dans le meilleur de ses capacités le parcours de cette première exploration. Et, malgré un positionnement fort discutable de plusieurs établissements amérindiens, l’exactitude de cette carte au niveau du tracé est indéniable. Cela est encore plus vrai lorsque nous repositionnons d’un seul degré vers le nord l’ensemble de la carte. Nous obtenons alors la plus exacte des cartes de la portion nord du Mississippi produites à cette époque.

 

L’héroïsation de Marquette est enclenchée

 

Dessin stylisé du Père Marquette fortement inspiré de la statue de marbre de Trentanove se trouvant au Capitole de Washington. Document d’archives de la Marquette University. Illustration puisée à même le texte de Brigitte Coste et Sarah Davies Cordova  intitulé «Père Marquette and The Legacy of the French in Wisconsin». Image hébergée sur le site Wisconsin’s French Connections de l’University of Wisconsin à Green Bay, à la page suivante : http://www.uwgb.edu/wisfrench/library/history/marquett/.


Différencier le mythe de la réalité, voilà une tâche parfois complexe, surtout lorsque nous nous retrouvons en face d’un récit de voyage rédigé par deux co-auteurs. Quelles sont, en pareil cas, les informations fiables, et quelles sont celles qui ont volontairement été amplifiées? Notre analyse de la Narration et du Récit nous éclaire à ce sujet en faisant ressortir certaines évidences. La première constatation est que ces deux parties du manuscrit incorporées dans le Récit des voyages du P. Marquette sont complémentaires. Or, écrites par deux personnes différentes, elles ont inévitablement chacune leur saveur. À ce titre, la Narration s’en tient davantage aux faits, aux réalisations et aux renseignements recueillis tout au long de l’expédition du Mississippi de 1673. Écrites par Marquette, témoin direct des événements, les informations détaillées contenues dans cette partie sont, somme toute, fiables. Nous percevons bien les quelques ajouts maladroits de la part d’un Dablon ayant révisé ces écrits avant de les expédier en sol français, mais l’essentiel est vraisemblable et respecte le ton de l’époque. D’ailleurs, il est difficile de mettre en doute les propos d’un auteur lorsque celui-ci nous raconte ce qu’il a personnellement vécu. Or, ce souci du réel et du détail est beaucoup moins prédominant dans le Récit, partie écrite par Dablon. Malgré tout, son mérite tient du fait qu’elle recèle la représentation de Marquette que l’Histoire a retenue.

 

En effet, la plume de Dablon trahit clairement la volonté de l’auteur de faire de Marquette un héros, un modèle à suivre. Au moment où il rédige le Récit, l’auteur occupe les fonctions de Supérieur des Missions de la Nouvelle-France. En tant que religieux voulant promouvoir sa cause, n’est-il pas normal qu’il mette ainsi l’accent sur l’aspect religieux du personnage? En effet, les passages de Dablon ne cessent de faire ressortir le côté pieux de Marquette. Il nous le présente comme un bon missionnaire, aimé des Illinois et de ses compagnons, un homme qui voue un culte inconditionnel à la Sainte Vierge Immaculée et qui a pour propre modèle Saint François-Xavier. Volontairement ou non, l’auteur évacue de ses propos le côté explorateur du jésuite. Pourtant, la double mission de départ confiée par Frontenac était de découvrir dans quelle mer se déverse le Mississippi, puis ensuite de répandre la connaissance de Dieu aux peuples ignorants. Dans cette optique, il faut s’interroger sur le message véhiculé par le Récit. En effet, ce dernier correspond davantage à un désir spécifique de faire du missionnaire un modèle, à une représentation que l’on veut transmettre à travers l’histoire, plutôt qu’à une réalité.

 

Loin de nous l’idée de remettre en doute les souffrances physiques endurées par le jésuite, ni le fait que sa mort ait eu lieu en bordure du Lac Michigan. D’ailleurs, force est d’admettre qu’aucun élément ne nous permet de douter de la véracité des événements rapportés. Par contre, nous sommes à même de supposer que l’auteur ait amplifié la réalité ou qu’il l’ait teintée des couleurs qu’il voulait bien lui donner. N’oublions pas que Dablon nous raconte les événements comme s’il avait été présent lorsqu’ils ont eu lieu. Dans les faits, il s’est plutôt inspiré des témoignages recueillis, vraisemblablement ceux de Largillier, pour rédiger le Récit. Malheureusement, nous ne disposons d’aucun autre témoignage écrit nous permettant d’évaluer dans quelle mesure la fiction narrative de Dablon prend le dessus sur la réalité. En revanche, il est évident que nous nous retrouvons devant une représentation personnelle qui met davantage l’accent sur un embellissement du récit que sur l’exactitude de ses propos. Malgré tout, le document ne devient pas pour autant inintéressant et ne perd pas de valeur puisque cette source s’inscrit tout à fait dans un contexte de production historique de l’époque où le besoin de modèles religieux correspond à la réalité du moment.

 

Ceci dit, pas étonnant que Dablon dote Marquette de la faculté de prévoir l’endroit et la façon dont il va mourir. Encore moins étonnant de constater qu’à chaque fois que le missionnaire vit un moment difficile, Dieu se manifeste. Dans la même veine, les longs extraits portant sur le combat quasi incessant qu’il mène contre sa maladie sont tout aussi remarquables. D’ailleurs, c’est encore une fois le Tout-Puissant qui lui permet de surmonter sa maladie et les souffrances qui l’accompagnent. Fait à noter, Marquette est davantage passif qu’actif dans le Récit. En effet, alors que nous suivons les aventures d’un Marquette actif tout au long de la Narration, nous nous retrouvons avec un homme métamorphosé qui se laisse bercer par les bonnes grâces divines dans la partie suivante. Mais attention, il mérite cette intercession du monde divin. Enfin, c’est un Dablon convainquant qui nous le laisse miroiter en louangeant les incroyables vertus du jésuite : zèle missionnaire, chasteté angélique, douceur le rendant aimable à tout le monde, candeur d’enfant qui gagne tous les cœurs et dévotion toute entière à la Sainte Vierge. Tous ces qualificatifs n’ont été attribués qu’après la mort de Marquette. Ce constat suggère rien de moins que Dablon veut rendre un hommage à l’explorateur. Et qui dit apologie, dit voie ouverte à l’amplification ainsi qu’à l’embellissement.

 

«Jacques Marquette portrait, French Jesuit missionary and explorer.» Similigravure inspirée du portrait à l’huile de R. Roos réalisé en 1669. Document d’archives PEXP2A-00066 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.


Ainsi, les perceptions de Dablon ne riment pas nécessairement avec la réalité. Par exemple, Dablon parle de la mort de Marquette comme s’il avait assisté aux derniers moments de la vie du personnage, qu’il avait vu le visage du défunt s’illuminer et qu’il avait lui-même ressenti la présence des Saints. Or, Dablon se trouve à Québec au moment du décès du missionnaire. Les moyens de communication étant rudimentaires à l’époque, nous devons admettre que plusieurs semaines se sont écoulées avant qu’il ne soit au courant de son décès. Ainsi, le témoignage probable de Largillier ne suffit pas à façonner un tel récit des événements. Toute cette construction écrite autour d’une mort précieuse de l’explorateur prend certainement racine dans les perceptions véhiculées au sein de la Compagnie de Jésus. La tournure des événements est alors amplifiée de façon à rendre le récit plus captivant. Nous nageons alors en pleine épopée missionnaire. Il en va de même pour la filiation volontaire entamée par Dablon en ce qui a trait à la vie de Saint François-Xavier et celle du zélé missionnaire. Les comparaisons par rapport à la vie et à la mort du Saint s’apparentent à un point tel avec le parcours de Marquette que l’auteur laisse libre cours à son imagination et forge l’idée que l’explorateur avait Saint François-Xavier pour modèle de conduite et source d’inspiration.

 

À vrai dire, n’y a-t-il pas là un réel désir de rehausser l’image des Jésuites et de promouvoir leur travail de mission? Si l’on comparait les données recueillies dans le cadre de notre analyse traitant de la Narration et du Récit avec d’autres récits de voyage effectués par des jésuites, nous serions à même de constater qu’un certain modèle de formulation mettant l’accent sur le personnage central pour en faire un héros prévaut dans ce type de littérature. Le contexte de l’époque était favorable à une telle entreprise. En effet, les Jésuites cherchaient alors à accroître leurs missions lointaines, étaient aussi soucieux de préserver une image publique, mais voulaient encore plus maintenir le financement de l’État dont ils avaient tant besoin pour mener à bien leurs desseins. Le récit de Marquette sert alors une cause puisqu’il s’inscrit dans les Relations des Jésuites, des rapports détaillés justifiant la pertinence de poursuivre l’entreprise missionnaire auprès de la classe politique. Dablon utilise délibérément Marquette dans une perspective de valorisation de l’aspect religieux, au détriment de l’étiquette de grand explorateur. En effet, dans son apologie, l’auteur ne s’attarde uniquement qu’au modèle religieux que représente Marquette et reste totalement muet sur les qualités d’explorateur du jésuite.

 

L’histoire a longtemps repris cet élément de façon aveugle. En effet, il est fréquent de constater dans les manuels scolaires que Jolliet menait l’expédition de la découverte du Mississippi alors que Marquette l’accompagnait pour convertir les populations amérindiennes rencontrées sur leur passage. Sans nous éterniser sur le sujet, nous devons tout de même admettre que les atouts de Marquette ne se limitaient certes pas à l’évangélisation des «Sauvages». Pour simple preuve, mentionnons que sa maîtrise de nombreuses langues amérindiennes lui a permis de recueillir une panoplie de renseignements auprès des populations autochtones. Mieux encore, soulignons l’exactitude du tracé qu’il a effectué sur sa carte du Mississippi. Quoi qu’il en soit, l’Histoire retiendra que Marquette représente un bon modèle à suivre puisqu’il a connu beaucoup de succès auprès des populations amérindiennes. Les raisons d’un tel succès ne sont pas évoquées dans le récit. Même le contexte de l’époque peut difficilement expliquer cette bonne entente entre le jésuite et les «bons Sauvages» qu’étaient les Illinois. En revanche, expliquer un tel succès n’était pas du ressort de Dablon. Sa principale préoccupation était d’offrir une apologie grandiose afin de faire de Marquette un des plus illustres missionnaires jésuites de la Nouvelle-France.

 

À ce chapitre, le «vaillant homme» nous est dépeint comme un individu dont le courage a eu une influence considérable sur ses camarades. Ce trait de caractère est même perçu par les Amérindiens qui s’étonnent de voir Marquette, accompagné de six autres canotiers lors de son premier voyage, «oser entreprendre une expédition si extraordinaire et si hasardeuse.» (Narration, p. 252-253) Missionnaire décrit comme un être agissant malgré le danger ou la peur, les sections de la Narration ne poussent pas le courage de Marquette jusqu’à la témérité. C’est donc un être réfléchi qui ne prend pas de décisions impulsives, mais aussi un jésuite «généreux» rempli de «rares vertus». Il se démarque par son zèle qui lui permet de répandre la foi et d’évangéliser plusieurs peuples qui étaient jusqu’alors inconnus. Il est également perçu comme un homme dont «la douceur le rendait aimable à tout le monde». Il a une facilité d’apprentissage pour les diverses langues et coutumes amérindiennes qui lui sert fortement tout au long de sa vie et de son parcours en Nouvelle-France. Ainsi, c’est dans une certaine forme de relation de partage qu’il «imprime» les néophytes amérindiens en échange de renseignements et de légendes diverses sur le Mississippi. Il se démarque également par son pacifisme ainsi que sa «chasteté angélique». Son union avec Dieu est «continuelle». De plus, il est entièrement dévoué à la Sainte Vierge, et plus particulièrement envers le mystère de l’Immaculée Conception dont il est dit «qu’il ne pens[e] presque à autre chose jour et nuit»… Toutes ces vertus lui confèrent un statut particulier qui le place au-dessus du commun des mortels.

 

«Marquette instruisant le Sauvage». Image prise dans l’ouvrage de Samuel Hedges, Father Marquette : Jesuit missionary and explorer. The discover of the Mississippi . His place of burial at St. Ignace, Michigan. New York, Christian Press Association Company, 1903, p. 35.

Ainsi, cette représentation du «soldat du Christ» en est une qui suit le pattern héroïque en plusieurs points. Fait à remarquer, tant la Narration que le Récit nous présentent Marquette comme un être se détachant des hommes ordinaires par sa personnalité et ses accomplissements. Par contre, c’est sans étonnement que nous observons que l’essentiel des nombreux rapprochements pouvant être établis avec le modèle héroïque se retrouvent dans le Récit. Notre analyse nous a offert l’occasion d’en évaluer la teneur : une épreuve qu’il doit surmonter constamment (sa maladie), un compagnonnage héroïque, diverses interventions divines, un présage de sa propre mort, des miracles survenus après son décès, une dévotion maladive envers la Sainte Vierge, une glorieuse mort calquée sur le modèle de Saint François-Xavier ainsi que de «rares vertus» qu’il possède (zèle, chasteté angélique, union continuelle avec dieu, etc.). Par conséquent, les écrits de Dablon en lien avec Marquette confèrent au Récit les caractéristiques nécessaires pour en faire le premier outil de diffusion héroïsant. Par le fait même, Dablon hisse inévitablement Marquette au rang des héros de la Nouvelle-France. Et, mieux encore, ses propos dithyrambiques, repris à maintes reprises au fil des ans, ouvrent le terrain à sa consécration populaire ainsi qu’à d’éventuelles commémorations.


 

[116] Jacques Marquette, Claude Dablon et Claude Allouez, Récit des voyages et des découvertes du R. Père Jacques Marquette de la Compagnie de Jésus, en l’année 1673 et aux suivantes; la continuation de ses voyages par le R. P. Claude Alloüez et le journal autographe du P. Marquette en 1674 et 1675 : avec la carte de son voyage tracée de sa main (imprimé d’après le manuscrit original restant au Collège Ste Marie à Montréal), dans Relations inédites de la Nouvelle-France (1672-1679) : pour faire suite aux anciennes relations (1615-1672), avec deux cartes géographiques, 2 vol., Montréal, Éditions Élysée, 1974, p. 239-330.

[117] Dans un article étoffé et fortement convaincant, Lucien Campeau démontre que la Narration de la découverte du Mississippi est l’œuvre de Marquette. Lucien Campeau, «Regard critique sur la Narration du P. Jacques Marquette», loc. cit., p. 21-60.

[118] Cette célèbre institution de Montréal a fermé ses portes en 1969. Sur une période de 120 ans, soit de 1848 à 1969, ce deuxième collège classique établi à Montréal a été dirigé par 27 recteurs différents, depuis son fondateur, le père Félix Martin, jusqu'au dernier, un laïc, M. Paul-Émile Gingras.

[119] John Dawson Gilmary Shea, Discovery and Exploration of the Mississipi Valley : with the Original Narratives of Marquette, Allouez, Membré, Hennepin, and Anastase Douay; with a facsimile of the Newly-Discovered Map of Marquette, Redfield, 1852, 268 pages ; [imprimé dans sa totalité pour la première fois par John Dawson Gilmary Shea], Récit des voyages et des découvertes du R. Père Jacques Marquette de la Compagnie de Jésus, en l’année 1673 et aux suivantes; la continuation de ses voyages par le R. P. Claude Alloüez et le journal autographe du P. Marquette en 1674 et 1675 : avec la carte de son voyage tracée de sa main, Albany, Wood, Parsons & Co., 1855, 169 pages [impression d’un petit nombre d’exemplaires]; [Fortuné Demontézon], Mission du Canada : Relations inédites de la Nouvelle-France (1672-1679) : pour faire suite aux anciennes relations (1615-1672), avec deux cartes géographiques, 2 vol., Paris, Charles Douniol, 1861 ; Reuben Gold Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents, Travels and Explorations of the Jesuit Missionaries in New France, 1610-1791.  The Original French, Latin and Italian Texts, with English Translations and Notes; Illustrated by Portraits, Maps and Facsimiles, vol. 58 (1672-1674) et vol. 59 (1673-1677), New York, Pageant Book Company, 1959 [1896-1901].

[120] Encore une fois, nous nous inspirons de Lucien Campeau, «Regard critique sur la Narration du P. Jacques Marquette», loc. cit., p. 21-60.

[121] L’avant propos de la première édition du Récit des voyages nous éclaire sur la provenance du manuscrit et nous donne des précisions supplémentaires sur les éléments inclus dans ce document. Ainsi, nous pouvons y lire : «Ce précieux manuscrit, que nous devons à l’obligeance du R. P. Félix Martin, recteur actuel [nous sommes en 1855] du collège Sainte-Marie, à Montréal, avait été déposé dans les mains des religieuses de l’Hôtel-Dieu de Québec par le R. P. Cazot, le dernier des anciens Jésuites du Canada, mort en 1800. Il est resté en leur possession jusqu’à ce qu’elles l’aient donné aux Jésuites revenus au Canada, en 1842. La carte et la lettre, jointes au journal, sont de la main même du P. Marquette. Le journal a été rédigé vers l’an 1674, par l’ordre du R. P. Claude Dablon, alors supérieur général des Missions de la Compagnie de Jésus au Canada. Les corrections que porte le manuscrit et le dernier paragraphe de la page 144 sont de la main même du P. Dablon. Malheureusement il manquait deux feuilles dans la sixième section, depuis la page 55 jusqu’à la page 63. Pour y suppléer, il a fallu avoir recours à l’extrait qu’en avait fait le P. Lafitau (Mœurs des Sauvages, t. II, p. 320), et à un manuscrit conservé chez les Jésuites, à Paris, où l’on voit le chant noté de la danse du calumet et le commencement de la septième section. La lacune se trouve ainsi complètement remplie.» Dans les faits, la seconde moitié de la section 6 ainsi que les deux premiers paragraphes de la section 7 sont les parties qui contenaient des pages manquantes. Pour le manuscrit sur lequel nous nous basons, cela correspond grossièrement aux pages 269 à 274. Pour remplir cette lacune, les imprimeurs du manuscrit ont eu recours à des fragments de l’édition de Thévenot publiée en 1681 (Melchisédech Thévenot, «Voyage et découverte de quelques pays et nations de l’Amérique septentrionale par le P. Marquette et Sr. Joliet [sic]», Recueil des Voyages de M. Thévenot, Paris, Estienne Michallet, 1681, p. 1-43). À son tour, il s’agissait d’un témoin accessoire incomplet puisqu’il était amputé de la moitié d’un paragraphe à la page 271. C’est finalement un extrait de Lafitau (Joseph-François Lafitau, Mœurs des sauvages amériquains [sic] comparées aux mœurs des premiers temps. Ouvrage enrichi de Figures en taille-douce. Avec approbation et privilège du roy [sic], Paris, 1724, tome 4, p. 43-44) relatif à la danse du calumet qui est venu compléter les informations défectueuses de cette page 271. Ainsi, les lacunes du manuscrit se trouvent entièrement corrigées.

[122] À titre d’éditeur, c’est donc lui qui choisit également les titres et sous-titres qui subdivisent le manuscrit.

[123] Lucien Campeau, «Regard critique sur la Narration du P. Jacques Marquette», loc. cit, p. 55.

[124] Régine Robin, Histoire et linguistique, Paris, A. Colin, 1973, 366 pages.

[125] Les extraits analysés, tant ceux de la Narration que du Récit, proviennent tous du Récit des voyages, manuscrit dont nous avons donné la référence auparavant. Ainsi, par souci de ne pas alourdir notre texte, nous utiliserons les parenthèses pour indiquer la page de référence des extraits choisis, au lieu des annotations en bas de page conventionnelles.

[126] André Vachon, «Jolliet, Louis», Dictionnaire biographique du Canada, Vol. 1 : 1000-1700, Université Laval, 1966, p. 407.

[127] De toute vraisemblance, il s’agit ici de la rivière Des Moines, rivière dont la confluence avec le Mississippi se situe à quelques kilomètres au sud de l’endroit où les canoteurs ont repéré les traces de pas.

[128] Certains auteurs ont prétendu que Marquette est le premier à avoir décrit l’usage et l’importance du calumet. Force est d’admettre que cette affirmation est fausse. Par contre, il est assez juste de croire que le jésuite est vraisemblablement le premier missionnaire a s’être servi à son avantage d’un calumet reçu en guise de tribut.

[129] À titre indicatif, retenons que cette information est incluse dans le premier des paragraphes empruntés au livre de Thénevot, à savoir les fameux fragments ayant servi à pallier aux pages manquantes du manuscrit. Jusqu’au troisième paragraphe de la page 274, donc jusqu’au début de la septième section, tous les extraits subséquents, à l’exception d’un seul passage de Lafitau, proviennent de ce même ouvrage.

[130] À titre indicatif, soulignons que cette citation est le fameux passage puisé dans le livre de Lafitau.

[131] À titre informatif, notons que cet extrait est le dernier des fragments empruntés à l’ouvrage de Thévenot.

[132] Lucien Campeau, «Regard critique sur la Narration du P. Jacques Marquette», loc. cit., p. 51.

[133] Ibid.

[134] Soit approximativement 80 à 120 kilomètres.

[135] Approximativement 40 à 60 kilomètres.

[136] «Publier» adopte ici le sens de «faire connaître au public».

[137] Approximativement 80 kilomètres.

[138] Approximativement 32 à 40 kilomètres.

[139] Environ 2 kilomètres.

[140] Plusieurs chercheurs ont mis en doute que Marquette ait été l’auteur de la Narration, certains l’imputant même à Jolliet.

[141] Cette estimation est fausse, les explorateurs étant toujours à plusieurs jours de navigation de l’embouchure.

[142] L’équipage pagaye dorénavant à contre-courant, ce qui ne facilite pas la navigation.

[143] Il s’agit ici de la rivière des Illinois.

[144] L’actuel lac Michigan.

[145] À la hauteur de l’actuelle ville de Peoria, Illinois.

[146] Pour préciser certains éléments de notre analyse, quelques informations ont été puisées dans le Journal autographe du P. Jacques Marquette de 1674-1675 rédigé, tout comme le Récit, par Claude Dablon. En effet, ce journal, bien que fort incomplet, relate tout de même en détail les premières journées du second voyage de Marquette. De ce fait, il comporte certains détails absents du second chapitre du Récit, détails que nous avons cru pertinent d’inclure dans cette portion de notre analyse.

[147] À noter que la Narration de Marquette passe sous silence tout ce qui entoure sa maladie. Dablon est donc le premier à nous dévoiler le mauvais état de santé du jésuite. Cet élément est à prendre en compte dans l’optique où nous avons affaire à un manuscrit écrit par plusieurs auteurs, manuscrit dont le premier chapitre (la Narration, écrite par Marquette) offre un résumé descriptif s’articulant principalement autour de la faune, de la flore et des mœurs des Amérindiens rencontrés durant le voyage d’exploration (donc, un récit plutôt discret quant aux attributs du narrateur ainsi que des protagonistes ayant pris part à l’aventure), alors que le second chapitre (de la main de Dablon) est un récit ouvertement partial qui vise plutôt à rendre hommage à un «soldat du Christ» (Marquette) cher aux yeux du supérieur des missions canadiennes.

[148] Vraisemblablement, le «flux de sang» dont souffre Marquette à répétition nous porte à croire qu’il est atteint de dysenterie.

[149] Pierre Moreau dit La Taupine est l’un des associés de Jolliet ayant vraisemblablement effectué le premier voyage d’exploration du Mississippi en 1673. Aussi, sa présence dans le secteur n’a rien d’étonnant puisque c’est dans ce territoire de chasse exceptionnel qu’il effectue son commerce de fourrures.

[150] Malheureusement, le Récit n’offre aucun indice précis nous permettant d’identifier clairement ce Français. Quoi qu’il en soit, nous présumons qu’il s’agit d’un coureur des bois travaillant avec «La Taupine». Pour indice, nous nous basons sur un extrait du Journal autographe du P. Jacques Marquette de 1674-1675 mentionnant que «Le Chirurgien […] montait avec une canotée de pelleterie». (p. 329) Enfin, il nous apparaît évident que ce personnage, contrairement à ce que certains chercheurs et imprimeurs ont laissé entendre, n’est certainement pas un chirurgien dans le sens pratique du terme. Pourquoi un chirurgien troquerait sa profession libérale pour le métier de coureur des bois? Le vocable «Le Chirurgien» n’est qu’un surnom ajouté à son nom, tout comme «Le Castor» l’est pour Jacques Largillier. Certes, si le terme «Le Castor» s’explique par la profession de coureur des bois de Largillier, la corrélation à établir avec le terme «Le Chirurgien» est moins évidente. En somme, nous n’avons rien repéré de clairement établi à ce sujet. Néanmoins, relevons la plausible allégation de Lucot : «Le Chirurgien, ainsi surnommé parce qu’il avait survécu dans les forêts montagnaises à l’attaque d’un grizzli qu’il avait égorgé d’un coup de couteau, et avait recousu lui-même avec du fil à pêche ses plaies profondes au thorax et aux cuisses.» Yves-Marie Lucot, Le Père Marquette à la découverte du Mississippi,  op. cit., p. 39.

[151] «Faire ses dévotions» est une expression signifiant «remplir ses devoirs religieux, se confesser, communier, prier».

[152] N’oublions pas que c’est toujours Dablon qui fait parler Marquette en ces termes…

[153] Nous ne disposons d’aucun élément nous permettant de certifier que Porteret s’est entretenu avec Dablon suite à ce second voyage du Père Marquette. En revanche, nous savons que Largillier rapporte une riche cargaison de fourrures à son retour à Québec en juillet 1675. Par la même occasion, il est fort probable qu’il en ait profité pour ramener les derniers écrits du jésuite au père Claude Dablon, ce dernier se trouvant alors également à Québec. Ainsi, Dablon aurait consigné le témoignage de Largillier en ce qui a trait à la maladie et à la mort du missionnaire. De plus, sachant que Largillier estimait grandement Marquette, nous ne mettons pas en doute les soins constants et attentifs qu’il dit avoir prodigués au célèbre «soldat du Christ».

[154] C’est effectivement le Père Claude Allouez qui prend le relais de cette mission à la fin de 1676. Il y travaille d’ailleurs durant quelques années, où il baptise de nombreux Amérindiens.

[155] Approximativement 120 kilomètres.

[156] Claude Dablon et Claude Allouez, Carte des Pères jésuites représentant le Lac Supérieur, ainsi que des parties des lacs Huron et Michigan. Document cartographique apparaissant dans les Relations des Jésuites de 1670-1671.

[157] Le placement des mains, des pieds et du visage est un rituel fort symbolique qui respecte l’imitation de l’agonie du Christ.

[158] Le lieu exact du décès du missionnaire est un sujet controversé puisque deux municipalités prétendent détenir une parcelle de terrain où a eu lieu le trépas du jésuite. Il s’agit de Frankfort et Ludington, toutes deux situées au Michigan. Ceci dit, il est généralement admis que Ludington est la localité désignée en ce qui a trait à la mort de Marquette. 

[159] Jésuite espagnol, Saint François-Xavier est l’un des premiers membres de la Compagnie de Jésus. Il a exercé son entreprise missionnaire durant la première moitié du 16e siècle, dans les régions de l’Inde, à ce moment sous domination portugaise, de même qu’au Japon. Fait à noter, ce «soldat du Christ» est mort isolé, en forêt.

[160] Cet extrait ne nous permet pas d’identifier lequel, de Largillier ou de Porteret, reçoit le crucifix de Marquette. Par contre, si l’événement a véritablement eu lieu, nous présumons que le jésuite l’a offert à Largillier puisque ce dernier est l’un de ses plus proches amis. Ceci dit, le fait que Dablon n’identifie pas clairement lequel des deux Français reçoit l’objet pieux laisse planer le doute sur l’authenticité des faits rapportés. En ce sens, bien que ces événements soient vraisemblables, il n’en demeure pas moins que Dablon peut également avoir remanié le Récit à sa guise afin de le rendre plus intéressant pour le lecteur. Si tel est le cas, il ne pouvait pas apporter cette précision car ni Largillier, ni Porteret, ne l’avaient informé à ce sujet.

[161] «Le soutien de mon âme, c’est la parole de Dieu. Mère de Dieu, souvenez-vous de moi.»

[162] En prenant pour acquis que les propos de Dablon sont justes, la première rencontre entre Marquette et ces Kiskaskons date donc de la fin de 1669 ou au début de l’année suivante.

[163] Il est clair que Dablon parle ici des Illinois, et plus particulièrement des Kiskaskons. Or, soulignons que la proximité linguistique des Illinois avec la famille algonquine, de même que leur caractère jugé «docile», font en sorte que les missionnaires de l’époque englobent généralement les Illinois dans la nation algonquine.

[164] Information erronée, Marquette ayant grandi en Picardie, une province voisine.

[165] «Rares» adopte ici le sens de «remarquables, dont peu de gens disposent», et non le sens de «peu nombreuses».

[166] Pour avoir un aperçu de ce document cartographique datant de 1673, il est suggéré au lecteur de se référer à l’annexe 3. À noter que nous avons volontairement surligné tous les points de repères afin de faciliter l’aspect visuel de la version web de notre projet de maîtrise (ces points de repères s’affichent dans un encadré lorsque le lecteur y fait glisser son curseur).

[167] À titre indicatif, notons qu’une feuille standard «8.5 x 11» mesure 216 x 279 mm.

[168] Pour indice fort persuasif, relevons simplement le nom donné à sa carte autographe : Carte de la nouvelle découverte que les Pères Jésuites ont fait [sic] en l'année 1672, et continuée par le P. Jacques Marquette [...] en l'année 1673 [du fleuve Mississippi].

[169] Claude Dablon et Claude Allouez, Carte des Pères jésuites représentant le Lac Supérieur, ainsi que des parties des lacs Huron et Michigan. Document cartographique apparaissant dans les Relations des Jésuites de 1670-1671.

[170] Soulevons que le même nom est donné par Marquette à une nation située sur les rives du Missouri. S’agit-il d’une erreur en lien avec le nom ou le lieu géographique réel de ce groupe d’autochtones? Malheureusement, nous ne disposons d’aucune information pouvant nous éclairer à ce sujet.