9. Marquette : homme de son temps, Jésuite accompli et héros de la Nouvelle-France

 

«Marquette and Joliet [sic] descending the Mississippi River in canoes, 1673.» Gravure sur bois. Réplique de l’illustration de A. Russell. Collection William Kingsford, Archives nationales du Canada, reproduction C-006292. Document d’archives EXPL2A-00195 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.

À leur retour d’expédition, vers la fin de septembre 1673, Jolliet et Marquette sont en mesure d’affirmer que le Mississippi se déverse dans le golfe du Mexique, et ce, même s’ils ne se sont pas rendus à l’embouchure de la «Grande rivière». Dans les faits, à la hauteur de l’Arkansas actuel, l’équipage est à même de conclure que le Rio del Espíritu Santo, tracé par les conquistadores espagnols sur une carte publiée à Paris en 1660, est sans l’ombre d’un doute le prolongement naturel de la rivière sur laquelle naviguent les Français depuis des mois. Par conséquent, ils ont de ce fait accompli leur principale mission consistant à établir dans quelle mer se décharge le Mississippi. Ceci dit, au-delà des visées politiques et économiques qu’entretient la métropole française face à l’expansion de sa jeune colonie, les mérites de l’expédition de Jolliet et Marquette sont nombreux. Comme le mentionne Lucot, avec une plume des plus colorées, les deux comparses ramènent à la France «la découverte physique du cours supérieur de la plus longue artère fluviale du monde avec sa rallonge, le Missouri. Un bassin colossal qui court des Appalaches aux Rocheuses, le véritable empire français d’Amérique. Un empire que la France p[eut] conquérir sans débourser un sou ni tirer un coup de feu, ou presque [260]

 

Les mérites de l’expédition

 

De façon plus objective, soulignons que leur périple permet de localiser quatre des principaux affluents du Mississippi : le Wisconsin, l’Illinois, le Missouri et l’Ohio. Par le Missouri, ils ouvrent grande la porte à l’expansion territoriale vers l’Ouest. Mieux encore, par le biais du Wisconsin et de l’Illinois, les explorateurs fusionnent le Mississippi au réseau fluvial du Saint-Laurent. Fort d’un tel réseau navigable, le comte de Frontenac accentue alors le commerce des fourrures dans cette région stratégique. Parallèlement, les tenants de ce voyage d’exploration captent l’imaginaire collectif avec un récit aux accents anthropologiques faisant état des splendeurs des régions traversées. Ainsi, les sections de la Narration sont riches en descriptions de la faune et de la flore aperçues durant leur aventure. Marquette parle d’oiseaux qui lui paraissent exotiques : dindons sauvages, perroquets, cailles, pygargue et tétras des prairies. Dans la même veine, il décrit également divers animaux croisés sur son passage, tels que des poissons, des jaguars, des bisons et des chevreuils.

 

En ce qui a trait à la végétation, le jésuite semble particulièrement captivé par le pacanier. Il en offre d’ailleurs une description fort détaillée. Il s’émerveille également de la présence de cotonniers, de magnolias, de cyprès d’eau et de roseaux. Puis, il s’intéresse tout autant à la folle avoine, aux mines et aux étranges symboles monstrueux gravés à même les parois rocheuses. Mais, plus que tout, il importe de retenir que son récit nous dépeint le plus fidèlement possible les villages et les populations amérindiennes rencontrées durant son parcours. Qu’il s’agisse des Illinois, des Péorias, des Kaskaskias, des Chouanons ou des Quapaws, le mode de vie ainsi que les moeurs et coutumes de ces peuplades suscitent un vif intérêt auprès du missionnaire. Leur savoir-faire pour composer avec les maringouins, le déroulement et la symbolique de la danse du calumet, les festins organisés ainsi que le protocole d’accueil offert par ces nations amérindiennes sont tous des éléments incorporés au manuscrit de Marquette. Finalement, il importe de souligner que l’ajout d’une carte illustrant le trajet parcouru par les membres de l’équipage renforce l’authenticité d’une telle entreprise.

 

«Father Joliet [sic] and Marquette descending the Mississippi / Louis Jolliet et le père Marquette descendant le Mississippi». Illustration de A. Russell. Collection William Kingsford, Archives nationales du Canada, reproduction C-006292. Image puisée sur le site du Musée virtuel de la Nouvelle-France incorporé à la Société du Musée canadien des civilisations, à la page suivante : http://www.civilisations.ca/vmnf/explor/marqu_f4.html. Illustration reproduite avec l’autorisation de la Société du Musée canadien des civilisations (SMCC).

À partir des seuls faits, voilà en quoi consiste l’apport historique de l’expédition de Jolliet et Marquette de 1673. Dans un contexte où la jeune colonie vit au rythme des découvertes et des explorations d’un territoire somme toute méconnu, il est certain que les informations fournies par Marquette s’avèrent des plus précieuses pour les autorités de la métropole. Conscients de cette réalité, les supérieurs de la Compagnie de Jésus ont à leur tour l’occasion de justifier une fois de plus l’importance de leur travail en Amérique. Par l’intermédiaire des Relations, ils diffusent rapidement à travers l’Europe l’exploit de Marquette. Si les autorités religieuses, et particulièrement les jésuites, sont aussi enclins à vouloir leur part d’honneur, c’est qu’ils sont bien informés de la valeur du rôle prépondérant qu’ils jouent en ce qui a trait à la construction de la colonie. En effet, leur rôle ne se limite pas à évangéliser et civiliser les populations dites ignorantes. Forts de leur proximité avec les populations amérindiennes, ces missionnaires jésuites collaborent très souvent à titre d’éclaireurs en ce qui a trait à l’exploration de nouveaux territoires. De plus, avec un réseau bien structuré, ils servent également de courroie de transmission directe entre le principal poste de la colonie qu’est Québec et le reste du vaste territoire :

 

«Par ailleurs, les missionnaires sont de toutes les expéditions qui vont créer l’empire français d’Amérique : Jacques Marquette au Mississippi, Charles Albanel à la baie d’Hudson, Jean-Pierre Aulneau dans l’Ouest avec Pierre Gauthier de Lavérandrye. Très souvent, ils devancent les commerçants et les militaires, et, forts de l’aide amérindienne, ils sont les premiers à repérer les routes et les terres. Sans cet apport, sans les jésuites, la politique d’expansion française en Amérique n’aurait pas été la même. Enfin, les missionnaires servent souvent de relais entre Québec et l’ensemble de la colonie. Ils informent en effet le gouverneur de ce qui se passe dans les régions qu’ils desservent et transmettent ses ordres dans les postes militaires de l’Ouest. On les envoie même dans les colonies anglaises afin de découvrir les intentions et les dispositions de l’ennemi [261]

 

Les titres de gloire de Marquette

 

Reproduction de l’inscription principale en lettres gravées entaillée dans le bois de la planche illustrant le Père Marquette réalisée par R. Roos en 1669. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 2.


Dans le discours traditionnel généralement admis et largement répandu par le biais des Relations, les titres de gloire attribués à Marquette couvrent un vaste registre. Or, à vrai dire, le jésuite partage une grande partie de ces éléments de consécration avec Jolliet. À ce chapitre, relevons qu’ils passent tous deux pour les premiers hommes blancs à avoir exploré le cours supérieur du Mississippi, allant de Prairie du Chien (Wisconsin) jusqu’à l’Arkansas. Mieux encore, ils passent plus souvent qu’autrement pour les «découvreurs» du Mississippi. Or, il importe ici de nuancer cette affirmation puisque les conquistadores espagnols devancent de plusieurs années notre duo en ce qui a trait à la recherche et l’exploration de la «Grande rivière» à partir du golfe du Mexique. Ainsi, aucun historien ne remet en doute qu’Hernando De Soto et son équipage se sont aventurés sur le Mississippi bien avant Marquette, et ce, dès 1539. Par contre, il est généralement admis que leur «découverte» de ce cours d’eau n’a pas eu une aussi grande symbolique historique que l’expédition de 1673 étant donné que ces conquistadores n’ont jamais réellement exploité les eaux du Mississippi et que leurs intentions ainsi que les résultats de leur expédition ont sombré dans l’oubli.

 

Parallèlement, dans son ouvrage paru en 1902, Thwaites résume à merveille les arguments qui font de l’expédition de 1673 la véritable découverte du Mississippi : «Joliet [sic] and Marquette, regardless of De Soto or any other possible predecessor, sought the Mississippi in the true spirit of scientific exploration ; they were about to open the door to the greatest of continental water-ways, a door which was never again to be closed. To them therefore as to Columbus we accord the chief honor of a well-planned discovery, which was of the world-wide significance [262] Voilà qui explique grossièrement pourquoi Jolliet et Marquette passent très souvent pour les véritables «découvreurs» du Mississippi. L’impact de leur voyage d’exploration étant plus grand et lourd de conséquences, leur expédition aux accents scientifiques est demeurée gravée dans la mémoire collective. Par extension, il importe de souligner que le même phénomène s’est produit pour Christophe Colomb. En effet, bien que ce dernier passe pour le véritable «découvreur» de l’Amérique, il est clairement établi que des populations scandinaves l’ont devancé de plusieurs siècles. Or, l’impact de l’exploration de Colomb est davantage significatif que les visites vikings effectuées sur les berges de Terre-Neuve. Ceci dit, en ce qui a trait à Jolliet et Marquette, nous croyons qu’il soit préférable d’utiliser le terme de «premiers hommes blancs à avoir exploré le Mississippi» afin de ne pas minimiser la véritable découverte de ce cours d’eau effectuée par les populations amérindiennes.

 

«Marquette & Joliet [sic] in a canoe descending the upper Mississippi River , 1673.» Document d’archives EXPL2A-00266 des North Wind Picture Archives, reproduit avec l’autorisation de Nancy Carter. Copyright © North Wind / North Wind Picture Archives – Tous droits réservés. Image puisée sur le site North Wind Picture Archives, à l’adresse suivante : http://www.northwindpictures.com/results.asp?txtkeys1=Marquette,+Jacques.

Dans la même veine, relevons que les deux comparses passent pour les véritables «découvreurs» de quatre des plus importants affluents du Mississippi : le Missouri, l’Ohio, l’Illinois et le Wisconsin. Aucun explorateur d’origine européenne n’a parcouru ces cours d’eau avant eux. De ce fait, ils sont les premiers à les avoir cartographiés. Ils sont également les premiers à avoir identifié les nations amérindiennes qui parsèment le côté ouest du Mississippi. Des nations telles que les Osages, les Kansas, les Omahas et les Missouris. D’ailleurs, n’est-il pas juste de remarquer que tous ces vocables font partie intégrante de l’histoire nord-américaine? Plus impressionnant encore, l’historiographie attribue à Jolliet et Marquette les débuts de la métropole du MidWest qu’est Chicago. En effet, les deux hommes sont les premiers à avoir reconnu et à avoir diffusé toutes les possibilités qu’offre l’endroit; un endroit géographiquement stratégique puisqu’il sert de relais entre le fleuve Saint-Laurent et le Mississippi.


Voilà qui dresse rapidement le portrait des titres de gloire que le célèbre jésuite partage avec son compagnon héroïque. Or, le capital de sympathie dont bénéficie le personnage de Marquette auprès de l’opinion publique nord-américaine s’enracine principalement à partir d’éléments qui sont propres au missionnaire. Tout d’abord, l’attribution de la paternité de la Narration revient à Marquette. À ce chapitre, mentionnons à nouveau que l’importance de cette source historique tient du fait qu’il s’agit de l’unique document relatant les détails de l’expédition de 1673 qui nous soit parvenu. En effet, la cassette contenant le journal, la carte et les papiers personnels de Jolliet sont disparus dans les flots lorsqu’il a fait naufrage au Sault Saint-Louis, près de Montréal, en 1674. Par conséquent, la Narration s’avère une source incontournable.

 

Dans un tout autre registre, il est généralement admis que Marquette a été le premier prêtre de Chicago. Cet argument repose sur le fait que durant l’hiver de 1674-1675, le missionnaire a dit la messe à plusieurs reprises, a donné l’Eucharistie, puis a administré des sacrements tel que la pénitence. Dans la même veine, c’est à Marquette que revient le mérite d’avoir inauguré le mouvement missionnaire dans le cours supérieur du Mississippi. En fondant la mission de l’Immaculée Conception, en avril 1675, le jésuite ouvre alors la voie à l’établissement d’une série de missions auprès des nations amérindiennes longeant la «Grande rivière».

 

Cliché de la statue en bronze du P. Marquette érigée dans la ville de Marquette. Il s’agit d’une reproduction exacte du marbre de Trentanove ornant le Capitole de Washington. Image prise dans l’ouvrage d’Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673). Le Père Jacques Marquette de Laon, prêtre de la Compagnie de Jésus (1637-1675) et Louis Jolliet, d’après M. Ernest Gagnon. Paris, Librairie Honoré Champion, 1903, p. 193.


Pourtant, au-delà des ces réalisations, c’est davantage la personnalité du missionnaire qui contribue à forger son mythe. En effet, l’historiographie dépeint Marquette comme un individu courageux, un zélé missionnaire, un linguiste de talent, un jésuite apprécié des Amérindiens et un soldat du Christ totalement dévoué à la Vierge Marie. Son charme ainsi que son caractère de jésuite engagé en font un personnage historique attrayant qui inspire le respect et la sympathie. Le discours traditionnel ravive alors la mémoire d’un homme apprécié de ceux qui ont eu le privilège de le côtoyer, doublé d’un religieux aimant et fortement estimé par les «Sauvages» : «Ce jésuite ne fut-il pas, lui le saint homme blanc, un chrétien civilisé qui aima les Indiens autant que Dieu, plus peut-être, et assimila la beauté de leur civilisation à un don céleste inaliénable aux contingences coloniales [263] ?» Ses vertus le placent également au dessus du commun des mortels. En effet, Marquette jouit d’une réputation fort enviable. Celle-ci s’articule autour de la sainteté de sa vie. Avec un parcours parsemé d’embûches liées à sa maladie, le missionnaire devient un modèle de ténacité et de foi qui en inspire plus d’un. Par ricochet, l’indéniable popularité de Saint-Ignace en tant que lieu de pèlerinage, combinée aux miracles prétendument obtenus suite à l’intercession du Père Marquette, attestent et accentuent cette réputation. Il en va de même avec l’ancienne coutume des marins naviguant sur les Grands Lacs qui invoquaient la protection de Marquette lors de leurs voyages. Dans cette optique, il n’est pas étonnant de retrouver un éditorial de l’édition du 1er juin 1937 du New York Times formulant le souhait que l’Église canonise un jour le célèbre jésuite.

 

Parc dans lequel se trouve la tombe de Marquette ainsi que le monument érigé par la Ville de St-Ignace en 1882. Image prise dans l’ouvrage de Samuel Hedges, Father Marquette : Jesuit missionary and explorer. The discover of the Mississippi . His place of burial at St. Ignace, Michigan. New York, Christian Press Association Company, 1903, p. 107.


Marquette, un modèle héroïque ?

 

Fils d’une famille influente de Laon, le Père Jacques Marquette ne s’attend certes pas à joindre le rang des principaux personnages héroïques de l’histoire nord-américaine lorsqu’il insiste auprès de ses supérieurs pour partir en mission lointaine. Pourtant, le destin fera de lui l’un des premiers explorateurs d’origine européenne à naviguer sur les eaux du Mississippi. Ce défricheur de la Nouvelle-France a facilité la pénétration du continent grâce à des précisions géographiques et des descriptions de la région explorée. Pour avoir mené à terme une telle entreprise périlleuse dans un contexte somme toute difficile, le missionnaire se taille une place parmi les personnages héroïques de la Nouvelle-France. Or, sa consécration ne se limite pas à sa première expédition de 1673. Ses accomplissements et sa personnalité se greffent aux éléments ayant contribué à lui conférer le statut de modèle héroïque. Aussi, relevons que la notoriété publique dont le personnage bénéficie après sa mort n’est pas étrangère à la représentation traditionnelle de Marquette puisée à même la Narration et le Récit. À ce chapitre, l’analyse de ces sources complémentaires permet de faire ressortir des éléments d’héroïsation du personnage repris dans le discours populaire.

 

Rapidement, sous le couvert d’un pionnier de la Nouvelle-France, Marquette se hisse donc au rang des héros. Source d’inspiration pour de nombreux écrivains et historiens, le jésuite devient le plus célèbre des missionnaires d’Amérique du Nord et occupe une place confortable dans l’histoire nord-américaine. D’ailleurs, à partir du dernier quart du dix-neuvième siècle, une vaste entreprise commémorative bat son plein. Plusieurs monuments, statues et autres reconnaissances en sa mémoire sont alors érigés dans de nombreuses villes d’Amérique du Nord telles que Détroit, Chicago, Québec et Washington. De plus, diverses festivités et célébrations marquent les anniversaires les plus significatifs tels que le tricentenaire de sa naissance en 1937 ou le bicentenaire de sa première expédition sur le Mississippi en 1873. Puis, le nom du jésuite rayonne partout : il désigne des rivières, des localités, des villes, des comtés, des écoles, une université américaine, des parcs, des édifices, voire même une compagnie de chemin de fer. Mieux encore, un timbre-poste est également émis en son honneur en 1898. Fort du soutien nord-américain, Marquette entre dans la légende et le missionnaire connaît donc la gloire des grands hommes.

 

En revanche, les commémorations du deuxième quart du vingtième siècle sont entachées par l’émergence de controverses entourant l’illustre missionnaire jésuite. Marquette n’échappe pas à la critique et, comme tout bon héros, doit subir les contrecoups de la renommée. Avec une opinion fort divergente du discours traditionnel, Francis Borgia Steck suggère que Marquette n’est pas l’auteur de la Narration, s’appuie ensuite sur les travaux de son collègue et ami Joseph Carlton Short pour remettre en doute l’ordination du prêtre, puis affirme finalement haut et fort que la place attribuée à Marquette dans l’histoire est excessive puisqu’il ne s’agit que d’un héros surfait. Avec des hypothèses et une méthode de travail fort discutables, l’historien remet en question de nombreux faits établis. Sans surprise, l’agitation causée par Steck suscite de vives réactions de la part de ses nombreux adversaires. Or, les thèses du controversé franciscain ont le mérite d’obliger les chercheurs et les historiens à solidifier le discours traditionnel sur des éléments de preuve plus tangibles. Comme nous l’avons démontré, cet exercice de réhabilitation s’est avéré des plus concluants. Malgré tout, nul ne s’était encore aventuré à évaluer l’héroïsation de Marquette et sa place dans l’histoire. Voilà donc le mandat que nous nous proposions de mener à terme par le biais de notre essai.

 

La construction d’un mythe

 

Notre analyse du discours véhiculé par l’intermédiaire du Récit des voyages nous amène à nuancer la représentation traditionnelle de Marquette et nous éclaire, entre autres, sur la façon dont le missionnaire se perçoit lui-même. Ainsi, en tant que jésuite accompli, Marquette se doit d’offrir un récit s’inscrivant directement dans la lignée de l’épopée missionnaire. Par conséquent, n’est-il pas normal de recenser un nombre important d’allusions où notre «soldat du Christ» se dit prêt à «exposer sa vie» pour accomplir la cause qu’il chérit? N’oublions pas que sa condition de missionnaire l’amène à désirer reconstruire un monde chrétien. Dans la même veine, n’est-il pas tout aussi normal de constater que les accomplissements de Marquette, selon ses propres dires, ne sont pas étrangers à la volonté et au soutien constant du Tout-Puissant ? Or, cette dévotion missionnaire n’a rien d’inhabituelle. Au contraire, elle illustre simplement que Marquette endosse véritablement les doctrines ainsi que les principes de la Compagnie de Jésus. Par ricochet, il est justifié de prétendre que son zèle missionnaire s’apparente simplement à un mouvement religieux connaissant des heures de gloire. En somme, l’attitude et le discours de Marquette qui se retrouvent dans les pages de la Narration n’ont rien d’exceptionnels, ils démontrent clairement que cet homme d’Église adhère au courant à la mode à l’époque.

 

Fait étonnant, à propos du journal de voyage de Marquette, Sparks affirme : «Le récit lui-même est écrit d’un style châtié, simple et sans prétention. L’auteur raconte ce qui s’est passé et décrit ce qu’il a vu sans l’embellir. Il n’a aucune recherche. On n’y constate aucune tendance à l’exagération, aucune tentative pour grossir les difficultés qui se présentent, ou l’importance de sa découverte. À tous points de vue, ce Mémoire est l’un des plus intéressants et aucun autre n’éclaire mieux l’histoire des premiers temps de l’Amérique [264] .» À la limite, il est vrai que cette affirmation colle relativement bien au «Journal autographe du Père Marquette». Par contre, dans la mesure où nous sommes d’avis que cette section inachevée est l’œuvre de Dablon, et non de Marquette, ce même «Journal» n’a d’autre utilité qu’un instrument supplémentaire rehaussant la valeur du Récit. Par conséquent, il va sans dire que notre position diverge totalement du point de vue de Sparks pour ce qui est de l’ensemble du Récit des voyages.

 

 

Ainsi, si la Narration de Marquette s’inscrit directement dans la lignée de l’épopée missionnaire, les écrits de Dablon en lien avec l’explorateur n’échappent pas à cette donne. Au contraire, ils accentuent davantage le caractère héroïque du jeune jésuite. Fort d’un récit et d’un style littéraire qui conviennent bien à la réalité de l’époque, le supérieur des missions canadiennes camoufle bien difficilement sa volonté de faire de Marquette un héros, un modèle à suivre. L’auteur, en tant que religieux voulant promouvoir le mandat de la Compagnie de Jésus, met ainsi l’accent sur l’aspect ecclésiastique du personnage. En effet, les passages de Dablon ne cessent de faire ressortir le côté pieux de Marquette. L’auteur nous le présente comme un bon missionnaire, aimé des Illinois et de ses compagnons, un homme qui voue un culte inconditionnel à la Vierge Immaculée et qui a pour propre modèle Saint François-Xavier. Le volet «explorateur» du père est-il volontairement mis de côté? Pourtant, la mission de départ confiée par Frontenac était bel et bien d’établir dans quelle mer se décharge le Mississippi. Dans cette optique, il faut s’interroger sur l’essence même du message véhiculé. Ce dernier correspond vraisemblablement à un désir spécifique de faire du missionnaire un modèle, voire à une représentation que l’on veut transmettre à travers l’histoire. Nous sommes donc en présence d’une représentation religieuse qui vise clairement à rehausser l’image des Jésuites et à promouvoir leur mission en offrant un modèle à suivre. Le récit de Marquette sert en quelque sorte de prétexte. Dablon l’utilise dans une perspective de valorisation de l’aspect religieux, au détriment de l’étiquette de grand explorateur.

 

C’est dans la même veine que Dablon décrit la mort de Marquette comme s’il avait assisté aux derniers moments de la vie du personnage. Or, relevons une fois de plus que l’auteur se trouve à Québec au moment du décès du missionnaire. Les moyens de communication étant rudimentaires à l’époque, nous devons admettre que plusieurs semaines se sont écoulées avant qu’il ne soit au courant de son décès. Ainsi, sur quels témoignages oraux s’appuie-t-il pour construire le récit de la «précieuse mort» de l’explorateur? Mieux encore, nous sommes en mesure de nous demander s’il n’a tout simplement pas imaginé la tournure des événements, s’il n’a pas calqué la mort de Marquette sur un modèle qui suscite l’admiration des Jésuites, à savoir celle de Saint François-Xavier. En somme, il nous apparaît évident que le récit a été volontairement amplifié et embelli de façon à le rendre plus captivant.

 

Différencier le mythe de la réalité s’avère une tâche complexe, surtout lorsque nous nous retrouvons en face d’un récit de voyage écrit par deux co-auteurs. Quelles informations sont alors fiables? Dans quelle mesure la fiction prend le dessus sur la réalité dans cette source narrative? Jusqu’à quel point l’exactitude des propos est éclipsée par l’embellissement volontaire du récit? Il nous est difficile de trancher ces questions. Par contre, nous savons que le récit relaté suit un style littéraire propre au pattern héroïque. D’ailleurs, les rapprochements pouvant se faire avec ce modèle héroïque sont nombreux. Relevons, entre autres, l’épreuve qu’il doit surmonter constamment (sa maladie), le compagnonnage héroïque, les nombreuses interventions divines, le présage de sa mort, les miracles survenus après son décès ainsi que sa glorieuse mort calquée sur le modèle de Saint François-Xavier.

 

Par conséquent, que Marquette soit adulé n’a rien d’étonnant lorsque nous admettons que le Récit des voyages nous le présente comme un être qui se détache des hommes ordinaires par sa personnalité et ses accomplissements. À ce chapitre, retenons que ce vaillant homme nous est dépeint comme un individu dont le courage a une influence considérable sur ses camarades. Ce cher missionnaire surmonte le danger et la peur, et ce, à plusieurs reprises. D’ailleurs, n’est-il pas celui qui ne se laisse pas abattre devant la rencontre d’animaux «étranges» et «fort extraordinaires»? Ne se moque-t-il pas des rapides? Ne compose-t-il pas avec les chaleurs excessives et l’incommodité des maringouins? N’est-il pas celui qui échappe, et deux fois plutôt qu’une, à l’hostilité amérindienne grandissante qui frôle la déclaration de guerre? Ne reconnaît-il pas toute la symbolique du calumet? Ne bénéficie-t-il pas du soutien du Tout-Puissant qui intervient en sa faveur à maintes reprises?

 

Avec de réelles intentions de mousser l’entreprise missionnaire et d’élever Marquette au rang des modèles à suivre auprès des aspirants missionnaires, le Récit des voyages nous dépeint donc le plus célèbre des jésuites d’Amérique du Nord comme un missionnaire «généreux» rempli de «rares vertus». Il est suggéré qu’il se soit démarqué par son zèle missionnaire lui ayant permis de répandre la foi et d’évangéliser plusieurs peuples jusqu’alors inconnus. Il est considéré comme un homme dont «la douceur le rendait aimable à tout le monde». Il se démarque tout autant par son pacifisme et sa «chasteté angélique». N’est-il pas stipulé que son union avec Dieu est «continuelle»? De plus, il est entièrement dévoué à la Sainte Vierge, et plus particulièrement envers le mystère de l’Immaculée Conception. En somme, les pages du Récit des voyages nous présentent ce «vénérable enfant de Loyola» comme un modèle accompli d’obéissance et d’abnégation.

 

Marquette, un héros ?


Ainsi, Marquette a-t-il sa place dans l’Histoire? Est-il un héros surfait? À la lumière de notre démonstration, il nous apparaît évident que le parcours du missionnaire explorateur se démarque de celui du commun des mortels. Il est celui qui maîtrise six langues amérindiennes, qui s’intègre aisément dans un contexte où la jeune colonie est à bâtir et qui se familiarise rapidement avec les diverses nations qui fréquentent les environs de Michillimakinac. Aussi, s’il est à ce point apprécié de Dablon, n’est-il pas juste de prétendre qu’il a dû démontrer une passion pour la conversion des âmes ignorantes? N’a-t-il pas offert des résultats concrets à ce chapitre? Que le choix du supérieur des missions canadiennes se soit arrêté sur Marquette est lourd de sens puisque celui-là avait la possibilité d’assigner un autre missionnaire pour une telle entreprise. En somme, si le jeune jésuite obtient ce mandat, c’est que les autorités le croient à la hauteur de la tâche.

 

Mieux encore, aucun des témoins présents lors des deux voyages d’exploration ne remet en doute le professionnalisme et la dévotion de Marquette. De surcroît, aucun document de première main remettant en question les agissements, les capacités et les vertus de Marquette ne nous est jamais parvenu. De plus, aucun des témoignages écrits par Jolliet, le témoin le plus proche du Père Marquette au cours de la première expédition, ne rabaisse le jésuite. Suite à ces constatations, nous croyons fermement que Marquette est un jésuite accompli. De toute évidence, il endosse le mandat de la Compagnie de Jésus et se croit véritablement investi d’une mission divine. Il se comporte d’ailleurs comme tel et souhaite mourir dans les dispositions propres à la vocation de missionnaire. Sans nous éterniser davantage, relevons que la biographie de Marquette comporte tous les éléments nécessaires nous permettant de conclure qu’il est bel et bien un jésuite dans l’âme. En revanche, il nous importe de nuancer cette affirmation par le biais d’une remarque voulant que Marquette s’inscrive en tout point dans le courant de son époque. Ainsi, les mentalités, les attentes, les perceptions et les attitudes du jésuite concordent avec celles de l’ensemble des missionnaires de l’Amérique française du 17e siècle.

 

 

En somme, Marquette ne fait pas figure d’exception. Il évolue dans un milieu où les aspirants missionnaires entretiennent tous les mêmes souhaits. De ce fait, à notre avis, il a eu la chance d’être au bon endroit, au bon moment. Nous sommes persuadés qu’en l’absence de Marquette, peu importe le missionnaire qui aurait pris sa place lors de l’expédition de 1673 sur le Mississippi, nous aurions eu droit à un récit fort similaire. Un récit qui correspond à l’épopée missionnaire et qui utilise des procédés littéraires s’apparentant à la légende. Un récit qui ouvre donc grande la porte à l’héroïsation. Ainsi, si nous nous en tenons à la question, il nous apparaît évident que Marquette est un héros surfait. Dans la mesure où la consécration de ce dernier s’échafaude sur un mythe où réalité et fiction se côtoient, où faits et embellissements volontaires se partagent les arguments, il nous est impossible de prétendre que Marquette ne bénéficie pas d’une construction héroïque. De plus, l’enclenchement des commémorations amplifie à son tour le mythe et permet de hisser Marquette au rang du panthéon héroïque de la Nouvelle-France.

 

Ceci dit, une seconde nuance s’impose. Que Marquette soit un héros surfait n’altère en rien son caractère héroïque. Il demeure un héros, adulé ou rabaissé, aimé ou malmené. En fait, quoi qu’on en dise, il ne faut pas oublier que l’exploration du Mississippi est l’un des faits marquants de l’histoire nord-américaine. Sa «découverte» permet d’ouvrir le continent plus à l’ouest et offre un réseau navigable des plus importants pour les commerçants d’origine européenne. Sans cet apport majeur lié à l’expédition de Jolliet et Marquette, le Récit des voyages serait certainement passé inaperçu, au même titre que la plupart des écrits de ses nombreux confrères jésuites qui ont été clairsemés dans tous les coins et recoins de la colonie. Aussi, il est vrai que le discours traditionnel, ouvertement partial, a inévitablement favorisé le personnage de Marquette. Par contre, il serait faux de croire que la valeur historique du parcours du missionnaire explorateur s’en trouve alors excessive et injustifiée pour autant. Tout au mieux, ce discours coloré nous permet de faire ressortir les perceptions et les intentions des auteurs jésuites du temps. De surcroît, il nous éclaire sur un style littéraire, à savoir l’épopée missionnaire, qui englobe, dans sa construction, une série d’arguments nécessaires à l’échafaudage d’un héros.

 

Au moment où il effectue sa fameuse expédition, Marquette ne se doute guère que ce voyage le fera entrer dans l’histoire nord-américaine. Il ne fait qu’accomplir son mandat du mieux qu’il peut et sert la cause évangélisatrice avec la même ardeur. Au fil des ans, les autorités religieuses et politiques feront de lui un héros national. Aussi, comme la plupart des héros de son époque, il bénéficie d’une construction héroïque qui le consacre sur la place publique. Dans un tel contexte, difficile de ne pas devenir un héros surfait. Par contre, n’est-ce pas là le prix à payer pour demeurer dans la mémoire collective? Nous croyons que oui, et c’est pourquoi nous affirmons que Jacques Marquette doit conserver sa place dans l’histoire nord-américaine. D’ailleurs, à notre avis, cette place qu’il occupe dans l’histoire est proportionnelle à l’importance de la «découverte» du Mississippi pour les autorités de l’époque. En contrepartie, la renommée dont il bénéficie ne le met pas nécessairement à l’abri des critiques. Or, les arguments révisionnistes, même les plus étoffés, ne s’avèrent pas des plus convaincants et ne pèsent pas lourds dans la balance lorsque nous replaçons le tout dans son contexte, à savoir que comme tout personnage héroïque, le plus célèbre des jésuites d’Amérique du Nord demeure fondamentalement une énigme puisqu’«en sa qualité d’homme, il eut sans doute les défauts de ses qualités [265] ».

 

[260] Yves-Marie Lucot, Le Père Marquette à la découverte du Mississippi,  op. cit., p. 130.

[261] Dominique Deslandres, «Le christianisme dans les Amériques», dans Histoire du christianisme des origines à nos jours, sous la dir. de Jean-Marie Meilleur [et al.], Tome 9 : L’âge de la raison (1620/30-1750), Paris, Desclée-Fayard, 1997, p. 679.

[262] Reuben Gold Thwaites, Father Marquette. New York, Appleton & Co., 1902, p. 139. Citation puisée dans H.L. Spalding, «Marquette and De Soto. Was Marquette a Discover?». The Messenger, vol. 38, no 3, septembre 1902, p. 269.

[263] Yves-Marie Lucot, Le Père Marquette à la découverte du Mississippi,  op. cit., p. 13.

[264] Extrait puisé dans Alfred Hamy, Au Mississippi, la première exploration (1673).  Le Père Jacques Marquette de Laon, op. cit., p. 289.

[265] J. Monet, «Marquette», Dictionnaire biographique du Canada, Québec, Presses de l’Université Laval, vol. 1 (1000-1700), 1966, p. 503.